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Formidable article à lire sur le site du Pavillon de l'Arsenal, de Achille Bourdon et Lucie Jouannard, de Syvil Architectures :

L'article est disponible : ici.

Outre qu'il est plein d'humour (voir le détournement de Marie Kondo ci-dessus), l'article a l'art de partir d'un objet apparemment anodin (le placard) pour nous embarquer sur les transformations des modes de vie, du logement et de la ville en général, tout en reliant des sujets aussi disjoints a priori que la vogue des cuisinistes, les greniers de notre enfance, l'injonction à la sobriété, la logistique urbaine et la désirabilité du péri-urbain. (en cela on y retrouve la même force que le livre d'Armelle Choplin sur la vie du ciment en Afrique).

Ci-dessous, quelques extraits relatifs notamment à un de nos sujets prédilections : l'évolution des rapports entre la sphère privée (le logement) à la sphère publique (la rue) en passant par l'espace intermédiaire des communs (les parties communes de l'immeuble) (cf. le petit jeu ci-dessous).

Extraits (c'est nous qui soulignons) :

Dans l’espace urbain, la question de la gestion de nos biens, de leur déplacement ou de leur stockage est un tabou. La recherche d’invisibilisation ou de relégation des entrepôts loin des centres-villes en témoigne. Nos sociétés cherchent à dissimuler les dimensions les plus fonctionnelles de nos modes de vie, jugées les moins nobles, et peinent à vouloir reconnaître l’empreinte matérielle et les contingences sociales qui y sont pourtant irrémédiablement associées.

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L’ombre de la surconsommation

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L’Institut des hautes études pour l’action dans le logement (Idheal) a publié en juin 2020 une vaste étude intitulée « Nos logements, des lieux à ménager », sur l’évolution de la construction de logements ces vingt dernières années. L’Institut a analysé l’ensemble des plans de vente d’une cinquantaine de bâtiments d’habitat collectif réalisés entre 2000 et 2020 en Île-de-France. Cette étude fait état d’une baisse généralisée de la surface des logements, avec des pertes en mètres carrés qui s’échelonnent de 3,4 m² dans les Yvelines à 14,8 m² en Essonne.
Ce sont d’abord les pièces de rangement annexes qui disparaissent. Feu les celliers et autres buanderies ! En parallèle, alors qu’avant 2010, 65 % des logements construits disposaient d’une cave ou d’un grenier, après 2010, ils ne sont plus que 36 %.
En moyenne, 2,3 % des surfaces d’un logement sont consacrés à du rangement intégré. Soit, pour la surface moyenne (63 m²) d’un appartement en immeuble collectif, même pas 1,5 m². La même étude établit que 17 % des logements sont prévus sans aucun rangement. Elle souligne aussi que les petits espaces sont les parents pauvres des (pourtant maigres) efforts consentis sur la question du rangement, avec une proportion moindre de leur surface consacrée à l’emplacement de placards.
Si la surconsommation n’en demeure pas moins une question qui mériterait de ne pas être éludée, aucun risque de proposer une surcapacité de rangement quand l’on part d’aussi loin, à savoir, le plus souvent, un unique placard situé dans l’entrée.

 

Stockage et disparition de la cuisine

La pièce de la cuisine a également joué un rôle de variable d’ajustement face à la réduction des surfaces. Cependant, la perte d’espace dans la cuisine a une histoire bien plus longue.

Au fil des années, les surfaces dédiées à la cuisine n’ont cessé de se réduire. Celle-ci a perdu son caractère de pièce de vie, sa table et ses chaises au profit d’un plan de travail continu sur lequel les repas sont préparés debout pour réduire le temps passé. Le Mouvement moderne a cherché à optimiser les gestes, la cuisine s’est miniaturisée autour du corps de la ménagère, pour devenir une cuisine « corset ». Elle a perdu sa fenêtre et sa cloison avec l’invention de la ventilation et sous l’influence du mode de vie dit américain. Elle peut maintenant être remisée au fond du séjour et l’on allumera systématiquement la lumière pour se préparer un café. Catherine Clarisse relate précisément dans son ouvrage Cuisine, recettes d’architecture ce rétrécissement progressif de la cuisine et les suppressions successives d’éléments qu’elle a subies. Aujourd’hui, elle se résume souvent à cinq modules de 60 × 60 cm pour un appartement familial, augmenté d’un module pour le tri sélectif. Certains annoncent même sa disparition sous l’influence de la vente à emporter et des livraisons à domicile, formidables opportunités de création d’emplois. L’alternative des cantines et cuisines collectives est également avancée pour favoriser le lien social et la convivialité. C’est le cas de Tiffany Buckins, cheffe du design intérieur chez Ikea Australie, ou de l’architecte espagnole Anna Puigjaner dans son ouvrage Kitchenless City. La disparition de la cuisine pourrait également constituer un levier important de progression vers l’égalité femme-homme.

La diminution de la surface dédiée à la cuisine, voire la suppression de cette pièce paraît bien loin de la réalité vécue et des enjeux de la transition écologique. La limitation induite des volumes de stockage entrave le passage à de nouveaux modes de consommation ou constitue un frein au bien-manger : « Je fais des confitures ou des conserves pour profiter des produits de saison, mais on n’a pas la place de les stocker », « Mon espace de tri siège au milieu de mon salon », « Je stocke les bouteilles de vin dans mon dressing », « J’ai installé un garde-manger sur mon balcon », a-t-on entendu lors d’une concertation d’habitants.
Ces témoignages sont confirmés par des études, comme celle de l’association Qualitel qui rapporte, par exemple, que 62 % des habitants en appartement déclarent ne pas avoir suffisamment de place dans leur cuisine pour un bac de tri. Une étude menée par Sociovision pour l’Ameublement français souligne également que les objets de la cuisine sont ceux qui posent le plus de difficultés de rangement.

L’exemple de la cuisine illustre bien la nécessité de créer de nouveaux référentiels pour objectiver la qualité d’usage, et nous interpelle sur la nécessité de proposer des cahiers des charges renouvelés et adaptés aux évolutions de nos modes de vie, celles déjà acquises tout comme celles qui s’avéreront indispensables à l’avenir.

 

Mobiliser des « communs »

Le rangement recouvre une dimension très matérielle, liée à une qualité d’usage : celle de pouvoir disposer de nos possessions dans notre logement tout en conservant un espace habitable apaisé, aux qualités spatiales intègres. Mais ce thème renvoie aussi à des dimensions plus personnelles, moins palpables qui s’incarne bien souvent à l’extérieur du logement lui-même, traditionnellement à travers des lieux tels que les garages, les caves ou les greniers : s’adonner au bricolage et entreprendre la réparation des objets grâce à quelques outils et matériaux remisés, conserver des souvenirs dans leur épaisseur matérielle, transmettre des photos ou des meubles de famille. La capacité à stocker revêt également une certaine flexibilité, en permettant de remiser ses meubles le temps d’un déménagement ou d’un voyage à l’étranger, d’une séparation, ou encore de mettre à l’écart ses affaires lorsque l’on loue son logement. Elle est source d’adaptabilité à différents modes de vie. Le stockage peut répondre à des besoins ponctuels ou fluctuants au cours de l’existence. Par exemple, de jeunes parents peuvent stocker pendant quelques années des caisses de vêtements de leur premier enfant en attendant qu’ils puissent resservir à un second.
Cependant, dans les conditions et contraintes actuelles de construction du logement collectif, ces qualités ne peuvent pas toujours être offertes à l’intérieur même du logement. Face à la diminution des surfaces, il est évidemment fondamental de plaider pour leur générosité mais également pour la création de caves ou de celliers sur le palier : des extensions privatives, comme le sont le garage ou le grenier d’une maison individuelle.

La mise en commun d’espaces, à l’échelle de l’immeuble ou du quartier, constitue un autre levier qui mérite d’être exploré pour répondre à nos besoins ponctuels de stockage. La plupart des métropoles connaissent aujourd’hui une diminution de l’usage de la voiture individuelle. De nombreux espaces de stockage se libèrent progressivement des véhicules auxquels ils étaient à l’origine destinés. Les milliers de mètres carrés concernés peuvent être en partie remobilisés pour démocratiser la possibilité de stockage en ville. Le projet de réhabilitation d’un ancien parking automatique rue du Grenier-Saint-Lazare dans le 3e arrondissement de Paris, porté par la Sogaris, en est un exemple. Il accueillera des espaces de stockage pour les commerçants du quartier, mais proposera également des endroits dédiés aux habitants, qui pourront temporairement y réserver un petit volume pour stocker quelques biens.

Les « communs » peuvent, par ailleurs, constituer de formidables leviers pour améliorer l’économie circulaire. Rappelons par exemple que le temps moyen d’utilisation d’une perceuse tout au long de sa vie de perceuse est de dix petites minutes. Face à cette réalité, il paraît pertinent de proposer, à l’échelle d’un immeuble ou d’un quartier, une mise en commun de certains objets utilisés très ponctuellement, comme les outils de bricolage ou l’appareil à fondue, en alternative à l’achat. Les « communs » telle qu’une ressourcerie ou une bibliothèque d’objets permettent d’accompagner une prise de conscience, de faciliter le don, le partage ou l’achat de seconde main. Ils constituent une réponse partielle aux problématiques de surconsommation évoquées précédemment car ils peuvent devenir le marche-pied à une autre forme de consommation basée sur la réparation, la seconde main. Cette impulsion ne peut se faire sans une capacité de stockage dédiée.
Entre locaux communs en pied d’immeuble, services de self-stockage et ressourceries de quartier, plusieurs modèles se dessinent. Dans le premier l’industrie de l’immobilier résidentiel prend en charge la responsabilité de répondre à ce besoin de stockage des habitants. Dans le second, la responsabilité incomberait aux collectivités de développer, sur le modèle de la bibliothèque municipale, des bibliothèques d’objets. Si ni l’un ni l’autre n’existe ou s’ils se révèlent insuffisants, les services payants se chargeront de répondre à ce besoin. Le secteur du self-stockage est d’ailleurs en pleine expansion. Mais la dépendance organisée à un service payant n’implique-t-elle pas de facto une discrimination dans leur accès ?

 

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Et notre proposition de réponse au jeu :

N'hésitez pas à nous faire part de vos propres réponses par mail à isabelle@ibicity.fr !

 

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