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(billet long)

C’est une chose de savoir que Bologne compte 62 kilomètres de « portici », c’en est une autre que de les parcourir à pied, quelque pied que ce soit (pied bolognais = 0,38 mètres ; pied romain = 0,2956 mètres ; pied turinois = 0,616 mètres !! - cf. "pertica"), avec cette sensation d’un immense labyrinthe qu’on quitte avec autant de soulagement que d’envie d’y retourner.

Les "marciapede" et les trottoirs couverts que sont les portiques sont bien mentionnés dans l’ouvrage de référence Trottoirs !, qui évoque notamment les portiques de l’Antiquité (cf. billet "La beauté des fleurs console de la ruine des palais"). Mais nulle mention des « portici » de Bologne (cités toutefois rapidement dans Géographie à la carte). On se rattrape avec ce billet de « consignation », en attendant, peut-être, une version synthétique. Le billet recense trois approches :

Les portici au fil des siècles : Une approche historique générale, issue notamment du document d’inscription à la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco (douze ensemble de portiques ont été inscrits en 2021). On y apprend notamment que, alors qu’à la même époque d’autres villes les supprimaient pour gagner de la place sur l’espace public, la ville de Bologne les a rendus obligatoires en 1288 pour faire face au… besoin de logements étudiants qu’attirait l’Université de Bologne.

Les portici à la fin du 13ème siècle, entre public et privé : Une approche historique ciblée sur cette même fin du 13ème siècle, où la question qui est posée est celle de la tension entre une « ville multi-cellulaire dominée par des groupes sociaux qui prétendent préserver leur isolement et leur indépendance » et l’aménagement d’un nouvel urbanisme avec des espaces publics ouverts à tous, et notamment des places monumentales. Il y est aussi question des tours, notamment des deux tours jumelles Asinelli et Garisenda, et des raisons de leur maintien ou disparition.

Portici et ombre... non sans lien avec une toute fraîche chronique prospective pour Futuribles : "Accéder à l'ombre dans les villes de demain".

 

Les portici au fil des siècles

"La construction des éléments constitutifs s’étend sur plusieurs siècles, reflétant le processus d’évolution du développement des portiques à Bologne. À ce titre, la série comporte trois catégories principales de portiques sur le plan des matériaux de construction : portiques en bois, portiques en pierre et en brique, et portiques en béton armé. Au fil des siècles, les portiques sont devenus une caractéristique urbaine distincte de la ville.

Les portiques en bois sont les premières formes de passages couverts nées à Bologne. La première trace de portique habillant la façade d’un bâtiment remonte à 1041 ; il s’agit d’une petite maison donnant sur la Strada Maggiore. Contrairement à l’usage des portiques dans la tradition gréco-romaine, les portiques de Bologne ont vu le jour pour des raisons pratiques, afin de répondre à des besoins croissants en termes de logement.

L'agrandissement des immeubles au niveau des étages supérieurs et la construction des structures de soutien nécessaires ont peu à peu empiété sur l’espace public, au détriment des routes et des voies de circulation. Cela a soulevé la question de la propriété des espaces sur lesquels les portiques étaient érigés, ce qui a occasionné des difficultés relatives à la gestion des portiques bâtis dans l’illégalité. Si d’autres villes ont imposé la destruction des portiques de façon à reconquérir l’espace urbain, la ville de Bologne les a quant à elle régularisés et, dans ses Statuts municipaux de 1288, déclarés obligatoires. Ces Statuts stipulaient que tous les édifices situés dans les civitas et les burgi, ce qui correspondait à la zone encerclée par les murs de la Circla, troisième enceinte fortifiée de la ville, devaient être dotés de portiques et que les propriétaires des parcelles concernées seraient responsables de leur entretien à vie, à leurs frais.

Au XVe siècle, les structures de soutien en bois ont peu à peu laissé place à des portiques en pierre, auxquels s’est ajoutée la construction de murets destinés à séparer les passages couverts de la route. Souvent très profondes, les fondations de ces murets continus correspondaient aux murs de soutènement des caves situées en dessous. Par conséquent, si le portique était destiné à un usage public, il était cependant considéré comme une propriété privée, à l’instar des volumes situés au-dessus et en dessous du niveau du portique, et conformément aux Statuts municipaux de 1288, transposés par la suite dans les textes législatifs. En 1567, la réglementation a contraint les propriétaires à remplacer les piliers en bois par des colonnes en pierre, contribuant ainsi au développement de vastes étendues de portiques, bâtis dans des matériaux résistants et durables. Le portique est ainsi devenu un élément structurel de l’édifice, mais il avait également pour fonction de protéger les activités commerciales exercées au rez-de-chaussée.

Si, au départ, l’empiètement sur les rues, l’obstruction de la circulation et les problèmes d'hygiène occasionnés par ces portiques suscitaient une certaine hostilité, au fil du temps, les portiques ont été appréciés pour leurs fonctions d'abri contre les intempéries, de lieux privilégiés pour les activités marchandes et de passages couverts.

Au XXe siècle, l’utilisation du béton a permis de remplacer les arcades voûtées traditionnelles des portiques. Ce nouveau matériau a offert de nouvelles possibilités en termes de construction et un nouveau langage architectural, comme en témoigne l’édifice à portique du quartier de Barca (l’Edificio porticato del quartiere Barca), avec sa forme curviligne et ses près de 600 mètres de long. Au fil des siècles, les portiques de Bologne sont devenus l’expression de l’identité urbaine de la ville, dont ils font partie intégrante".

Et aussi, "concernant l’état de conservation" : "le dossier de proposition d’inscription indique que la ville a été durement frappée par les bombardements alliés de 1943 et 1945, à tel point que 43,2 % des habitations existantes ont nécessité des travaux de reconstruction. Il ajoute que, pendant cette période, une partie du Portico della Certosa, jouxtant le stade, a été convertie en lieu d’hébergement pour les personnes qui avaient perdu leur logement, chaque arcade faisant office de petit appartement".

Source : "Les portiques de Bologne" - Icomos

Panneau explicatif, Piazza di Porta Ravegna

 

Les portici à la fin du 13ème siècle, entre public et privé

Source : « Espaces publics, espaces privés dans la ville. Le Liber Terminorum de Bologne (1294) », de Jacques Heers (Editions du CNRS, 1984). (Jacques Heers est aussi le biographe de Jacques Coeur, grand argentier du roi Charles VII, qui construisit le palais qui porte son nom à Bourges). Le "Liber Terminorum" est "le livre des bornes", dressé par huit magistrats députés par la Commune et le "Peuple" de Bologne, qui vise à surveiller les "bornes qui marquent les limites entre les propriétés privées et ce qui est d'usage commun", surtout "le long des grandes voies de communication". (page 119)

Extraits :

"Ainsi, dans ce vaste périmètre enfermant environ 120 hectares de peuplement serré, s'affirme et se perpétue dans Bologne ce type de paysage si particulier, multi-cellulaire, sans trace encore, vers 1270, d'importantes transformations. Un paysage, dirait-on, « féodal », archaïque, reflet, en tous cas, de liens sociaux et politiques, de dépendances et de clientèles. Dans presque toutes les villes d'Italie, le tissu des rues et des places reflète, au cœur de la cité même souvent, une forte opposition entre des secteurs « seigneuriaux» (« féodaux» donc), ceux des familles et des sociétés nobles et, d'autre part, des secteurs « populaires», aux maisons sans doute plus modestes, où l'emporterait un genre de vie politique très différent, affranchi précisément de cette notion de clientèle ; opposition qui se manifestait par de forts contrastes entre un tissu cellulaire désordonné où les rues se ramifient en passages ou en impasses conduisant aux cours intérieures et un dessin « à mailles » bien plus ordinaire, régulier, ou la rue n'est plus seulement voie d'accès à un espace privé mais voie de circulation commune à tous, bordée de longues files de bâtiments, partie d'un réseau d'ensemble. Tout au contraire, à Bologne, la cité présente partout le même aspect, le même paysage, reflet des mêmes surimpositions au tissu antique et dégradations. Dans les très larges mailles d'un tissu quadrangulaire hérité de Rome qui apparait encore malgré quelques gauchissements ou ruptures brutales, à l'intérieur de ces blocs déjà moins réguliers qu'autrefois que les textes appellent insulati', se sont développés à l'infini de fins réseaux de ruelles en chicanes, des places allongées desservies par toutes manières de bretelles, qui correspondent aux véritables besoins des hommes de chaque groupe social et qui se figent en un dessin jalousement gardé, puisqu'ils répondent à l'idée même de propriété, d'indépendance. Impossibilité donc d'établir de bon gré, où que ce soit, de grands services publics - palais, marchés, places communes, lieux de rencontre ou de divertissement - sans abattre ou démanteler ces réseaux ramifiés d'une étonnante complexité et densité. De plus, ce sont consolidés toute une série d'empiètements, d'usurpations qui, par les constructions de dépendances ou de pièces annexes au niveau du sol ou en surplomb, de tours en saillie aux coins des rues, puis de portiques, de bancs de pierre, d'auvents et de balcons, de passages aériens, ont partout rompu l'alignement des blocs antiques et donnent aux plus grands axes bien orientés, parfois encore discernables, une ligne heurtée, même tortueuse. Impossibilité ici d'assurer une circulation convenable, encore moins de faire respecter un bel alignement et de promouvoir une quelconque esthétique dans l'allure générale du paysage urbain.

Autant d'obstacles que rencontre inévitablement, dans ce vaste espace citadin, étendu rappelons-le sur une bonne centaine d'hectares, par la seule permanence de ces grandes familles nobles, tout programme de simple remise en ordre du réseau des rues, a fortiori toute politique de construction d'un ou plusieurs grands espaces publics, centres civiques, nœuds et carrefours de la vie communale". (Pages 49-50)

Détail du Gesù Cristo in pietà  pianto dalla Madonna e adorato dai Santi Petronio, Francesco, Domenico, Procolo e Carlo Borromeo. (Pala dei Mendicanti) - Pinacothèque de Bologne. "Les saints patrons d'une ville sont souvent représentés dans les tableaux en compagnie de la ville elle-même pour illustrer leur rôle protecteur et identitaire. Cette représentation s'inscrit dans une tradition d'art religieux et civique où les saints patrons symbolisent la protection divine et l'attachement historique à la cité. Par exemple, à Lucques, saint Paolin est souvent montré tenant la ville dans ses mains, ce qui affirme son rôle de gardien et protecteur de la cité. Ce type d'iconographie est courant pour de nombreux saints patrons qui apparaissent parfois avec des attributs spécifiques rappelant la ville dont ils sont les protecteurs". San Petronio est le saint patron de Bologne. (source première : une gardienne de salle de la Pinacothèque surprise de tant d'ignorance ; source secondaire : perplexity).

Sur l'indivision et l'effondrement des tours

"Ainsi, malgré, dans ces années 1280-1290, certaines initiatives auxquelles la Commune ne fut peut-être pas complètement étrangère, pour épurer les situations, malgré tous ces partages rendus peut-être possibles par une montée de la notion de propriété individuelle, les familles de même nom continuent-elles à habiter tout près les unes des autres, parfois dans un seul grand palais, celui des ancêtres de la race, à partager des droits d'usages communs. Ceci surtout lorsqu'il s'agit des éléments fondamentaux pour la défense, les commodités de la vie, les activités économiques : les tours, les boutiques, les bancs et les portiques. (…) Exemple tout à fait frappant, mais pas vraiment aberrant ou exceptionnel, du degré de subdivision et d'enchevêtrement des droits.

La pratique si générale de l'indivision, par force, freine pendant longtemps tout transfert de propriété, tout rassemblement des biens au profit d'un des membres de la famille et, plus encore, des officiers de la voierie communale ; elle favorise, au contraire, comme une sclérose, un maintien en état du parcellaire urbain. De plus, autre facteur non négligeable, elle interdit souvent les aménagements et les réparations pour lesquels sont nécessaires les consentements et les deniers de tous les propriétaires ; il s'en trouve toujours pour renâcler devant les dépenses ; d'autres sont établis au loin. D'où, peut-on penser, ces bâtiments, immeubles plus ou moins délabrés, presque en ruines, dont le nombre, dans les plus riches quartiers même, étonne à la lecture des cahiers du cadastre et des divers registres de l'imposition sur les biens fonciers. Toutes ces ruines ne sont pas toujours, et de loin, le fait d'incendies récents ou de destructions lors des guerres civiles. C'est ainsi que se sont effondrées, par assises entières de pierres ou de briques, des tours devenues trop partagées, quasi superflues, jamais consolidées ou entretenues. Et pourtant, ces « ruines », ces « guasti » comme l'on écrit à Bologne, ne peuvent être achetés aisément, repris en mains ou réparés.

Telle se présente, dans les dernières décennies du XIIIème siècle encore, la ville de Bologne, ville « médiévale » davantage peut-être que quelques autres en ce sens que s'imprime sur toute la partie essentielle de la cité, la plus peuplée et la plus active, en surimposition sur le réseau romain d'autrefois, un tissu urbain désorganisé, sans aucune direction particulière, conçu seulement pour servir des intérêts de groupes sociaux, privés, familiaux presque tous, et non des impératifs communs ; un tissu marqué donc par un très net particularisme. En ce sens aussi que s'affirme partout un paysage marqué du sceau des juxtapositions, des oppositions et conflits, des solidarités de groupes : occupation du sol discontinue laissant ou des espaces vides ou des ruines, dispersion des activités marchandes et des assemblées, grandes demeures seigneuriales fortifiées, crènelées parfois, surmontées de hauts donjons arrogants, refuges ou bases d'attaques. Un paysage encore d'une cité guerrière dont les principales défenses ne sont pas conçues véritablement pour la protéger de l'extérieur mais dressées, à l'intérieur, entre les quartiers et les blocs compacts dominés par des partis ou des clans ; non pour résister aux entreprises des armées étrangères, mais pour entretenir des combats de rues, soutenir des rivalités". (pages 54 et 55-

Sur l'action communale, entre intérêt public et intérêt privé 

"La Commune à Bologne ; Popolo ou Parti ?

Un tel paysage urbain, reflet de structures et de traditions solidement ancrées, ne pouvait être renouvelé qu'au prix d'une action forte, conduite pendant longtemps, appuyée sur une autorité capable d'imposer tout un programme de reconstruction du tissu des voies de circulation et des espaces publics. Ce fut ici, bien sûr, l'action d'une Commune, déjà en place depuis de nombreuses années mais en proie aux divisions et aux conflits entre les factions. Cette action « communale », d'intérêt public, qui finit par construire quasi de toutes pièces un décor monumental impressionnant, par établir un tissu des voies de communication plus cohérent, par promouvoir même une sorte d'esthétique et de goût de la parade, se retrouve naturellement dans presque toutes les cités d'Italie, avec cependant des distorsions chronologiques déjà évoquées et sous des aspects parfois très différents. De ce point de vue, toute étude particulière présente un intérêt indiscutable, permettant de mettre en évidence, non de simples et discutables généralités, mais les rapports précis et étroits entre cette évolution de l'urbanisme et celle des structures politiques. Et l'histoire de Bologne offre un exemple riche d'enseignements non seulement sur les moyens et les résultats d'une telle politique davantage au service, apparemment du moins, des intérêts communs, mais aussi sur les buts invoqués, sur les prétextes pourrait-on dire mis en avant pour justifier toutes sortes d'interventions de la Commune". (page 57)

Sur les tours, encore

"C'est que, contrairement à l'entreprise de la Place de la Commune, difficile, menée sur un terrain ennemi, poursuivie pendant près d'un siècle et rendue possible seulement par les ruines ou exils, celle de la Porta Ravegnana, s'inscrit dans un contexte plus serein. Certaines pressions, certes, ont dû jouer mais en définitive tout se fait par des accords négociés qui laissent les deux principales familles en place, toujours orgueilleuses de leurs tours, marques de prestige social. Ces deux tours servent de repères à tous ; c'est d'elles que partent, pour les Huit, en 1294, un nombre important de mesures pour situer l'emplacement des bornes. Visiblement, l'absence de conflits violents, l'éloignement des palais municipaux font qu'elles ne constituent, en aucune manière, une menace contre le pouvoir communal ; leur destruction ne s'impose pas.

D'autre part joue peut-être, en faveur d'une préservation de ces donjons, souvenirs d'un autre temps, et des combats de rues, certaines considérations qui procèdent directement d'un attachement aux marques de puissance, à tout ce qui témoigne de la force de la cité. On avait là, presque côte à côte, distantes seulement d'une bonne dizaine de mètres, deux magnifiques exemples de ces donjons seigneuriaux, naguère orgueils d'une race puis orgueils de la ville. Par la suite, sur toutes les représentations de Bologne, et même sur les plans, les deux tours invariablement, marquent l'emplacement du trivio ; ce sont souvent les seuls monuments représentés. Plus que tout autre édifice, palais communaux ou cathédrale, elles disent ainsi la vaillance des citoyens. Dès cette époque, elles sont devenues comme des symboles ; dans une certaine mesure, elles le sont encore de nos jours.

Ainsi, en dépit de tous les impératifs d'urbanisme, du manque d'espace, de la nécessité d'aménager et d'élargir ce carrefour marchand si étroit, irrégulier et ramifié, les magistrats responsables ont bien conservé les tours, pieusement pourrait-on dire, comme des témoins. Paradoxe, à première vue, que cet attachement d'une Commune qui se veut « populaire » aux marques les plus manifestes de l'appareil guerrier des nobles. Résultat d'un compromis ? sans doute, avec des familles qui n'étaient pas hostiles au nouveau pouvoir triomphant (les Asinelli, d'abord Lambertazzi, s'étaient ralliés depuis longtemps à la faction des Geremei) : le procès-verbal de l'enquête de 1294, montre d'ailleurs, au droit de la troisième borne du trivio, que les Garisendi avaient obtenu depuis peu une maison sur ce trivio même, avec portiques et colonnes, sur une façade de seize mètres de long, située à l'angle de la via San Donato (« ... in angulo porticus domus domini Ugolini de Garixendis et heredium quondam domini Michaelis Parisii ... que domus olim fuit domini Guidoni de Ursio») (L.T. 130). C'est, de toutes manières, la preuve que la Commune n'attaque pas systématiquement les signes de la puissance des nobles ; elle sait ménager les siens, ses partisans et ses alliés ; son action anti-magnat, sur le plan de l'urbanisme comme dans les autres domaines, ne prend pas l'allure d'une répression générale ; elle reste sélective, en un mot partisane. Fruit d'une lutte de factions et non d'une lutte entre catégories sociales. Au demeurant, on le sait bien, toutes les tours n'ont pas succombé au triomphe du Popolo dans les dernières décennies du XIIIe siècle ; il s'en faut de beaucoup". (page 158)

Sur les portiques

"Cette place-marché (Porta Ravegnana), bordée de maisons à usage d'habitat sur la plus grande partie de son pourtour, nous la voyons évidemment d'une tout autre allure que la Piazza del Comune. Manifestement, aucune préoccupation de promouvoir ici un urbanisme reflet d'une puissance d'Etat, d'imposer un paysage noble et des marques de pouvoir. L'emportent les considérations pratiques : dégager les passages, ne pas trop encombrer, limiter les avancées au sol ou à l'étage, et, pour l'organisation du marché lui-même, contrôler le nombre de bancs et leurs dimensions. Aucune unité ne semble marquer, au rez-de-chaussée, les perspectives ou décors. A peine plus nombreux qu'autour de la place communale, les portiques ne se suivent pas d'une façon continue : on ne les trouve que çà et là, dispersés, comme placés au hasard témoignages d'anciennes constructions. Les notaires en font mention pour les deux églises, là encore, et les maisons adjacentes : San Marco et la demeure d'Ugolino de' Garisendi, San Bartolomeo («apud columpnam et gissum ubi posita est columpna porticus dicte ecclesie versus sero») et la maison voisine («apud pillastrum columpne porticus domus dicte Ecclesie ») ; cette même église s'ouvrant aussi sur la strada Maggiore par un autre portique (« alter terminus antiquus de sallice olim positus in facie porticus dicte ecclesie qui respicit versus stratam maiorem » (L.T. 130 et 130 v°). Ceci, donc, pour les côtés Nord et Est du trivio. Ils citent aussi des colonnes tout au Sud (maison de Conradino Rubeo) et au moins une autre à l'Ouest (maison des Pavanesi, à l'angle de la strada Maggiore) et, enfin, un autre portique au Nord, sur la façade d'une grande demeure des Garisendi.

Ces portiques, passages couverts, s'appuient sur des colonnes ou piliers, parfois eux-mêmes dressés sur un petit mur qui ferme complètement l'espace couvert, ainsi bien délimité, et en fait comme une voie privée, réservée et directement contrôlée par les voisins. Il faut alors, pour préciser exactement l'emplacement des bornes, dire si la distance est mesurée à partir du grand mur de la façade («ab angulo muri grossi domus novem pedes et a dicta columpna pedem unum et uncias quinque...» ; L.T. 130 vo) ou à partir du petit mur sur la rue («... que terminus positus est iuxta murellum dicte domus»; L.T. 130).

Bien évidemment, la Commune s'emploie aussi à limiter l'encombrement : que les portiques ne dépassent pas davantage sur la voie publique. Dans certains cas, les enquêteurs ne peuvent que constater des accaparements abusifs : la borne se trouve déjà en place, sur le terrain de la Commune, et l'on ne peut certes exiger la démolition d'un mur ni même d'un portique, mais simplement prendre acte et dire exactement de combien l'édifice ou le couvert privé « posset protendi ultra terminos comunes versus stratam »... ou « versus trivium ». Près de la via Santo Stefano, l'arpenteur a fait poser une borne neuve, au droit de la maison des Bixileri, simplement pour limiter les abus et contenir une usurpation ; cette borne se trouve plantée « ante faciem diete domus ... prope murellum anteriorem ipsius domus ubi posite sunte columpne… ». Page 164-165

Détail du tableau "Madonna con Bambino in trono tra santi", de Pietro di Giovanni Lianori - Pinacothèque de Bologne.

Sur "Perspectives et esthétique"

"Contrôler et défendre l'espace public réservé aux usages de tous, c'est aussi lutter contre de nombreux empiètements, contre les dépassements des immeubles sur la rue, tant au sol qu'au niveau des étages. C'est, tout d'abord, limiter la largeur des portiques, fixer l'emplacement des colonnes qui précèdent la maison et lui permettent de gagner de la place ; c'est interdire la construction de murs d'appui, de perrons, d'escaliers extérieurs. Toutes ces préoccupations inspirent, dans de nombreuses villes d'Italie et du midi européen, à Avignon par exemple, différents règlements, parfois très sévères". Page 169

Conclusion du livre

"Le Liber Terminorum, document très ordinaire au demeurant, témoigne des intentions et des directions d'une politique vraiment concertée ; il fait état des précédents et des acquis ; il permet de mesurer à la fois l'ampleur et les limites des résultats obtenus. Les intentions ne font pas de doute. Elles répondent, peut-être, à des nécessités impérieuses, liées à l'expansion de la cité et à une activité d'échanges plus intense qu'autrefois. La Commune affirme servir l'intérêt public et se préoccuper, pour le bien de tous, d'assurer la sécurité des habitants, d’améliorer les conditions de la vie matérielle : elle veut aménager de bonnes voies de circulation et les maintenir assez larges ; elle interdit d’encombrer les rues et les portiques ; elle veille à l’approvisionnement en eaux et à leur écoulement ; elle maintient les abattoirs, les foulons ou les laveurs de draps à l'écart des puits ; elle porte enfin à son crédit la construction de nouvelles enceintes".

 

Portici et ombre

Les portiques permettent aussi de marcher à l'ombre.

Musée d'histoire de la ville

 

Pour se (re)plonger dans l'ambiance des portiques, rien de tel que de voir aussi le film documentaire en ligne, de 1954 : "Guida per camminare all'ombra"

 

L'ombre des portiques de Bologne est aussi largement évoquée dans le livre "Shade" de Sam Bloch, paru en juillet 2025.

Extraits (traduits grâce à Google Translate) du chapitre "Ombre publique par décret officiel" : "Il n'y a pas d'endroit comme Bologne, la ville italienne qui se vante de ses 53 kilomètres de trottoirs couverts, dont beaucoup sont creusés à même le rez-de-chaussée des bâtiments. Les habitants appellent ces passages publics des portici, et ils abritent les piétons du soleil d'été, des pluies battantes et des neiges hivernales depuis mille ans. Le plus long portique de tous, un chemin sacré indépendant qui mène du centre-ville à une église au sommet d'une colline, offre 4 kilomètres d'abri continu. Il est possible de passer une journée entière à creuser des tunnels à travers les portiques de Bologne, et l'effet est enchanteur : des rues aux colonnes arquées sans fin et aux toits voûtés, des rayons rythmiques de lumière et d'ombre qui semblent s'étendre à l'infini. « C'est une ville improbable, Bologne », a écrit le critique John Berger. « Comme une ville que vous pourriez traverser après votre mort. » Contrairement aux rues étroites et fermées des villes antiques, les portiques n'ont pas d'effet détectable sur la température de l'air. Ils sont trop ouverts et l'air à l'intérieur se mélange rapidement à l'air chaud extérieur. Mais même ce mélange a un effet thermique, sous la forme d'un vide créé là où l'air à haute pression de la rue ensoleillée rencontre l'air à basse pression du trottoir ombragé. C'est ce qu'on appelle une brise.

Les historiens de l'architecture affirment que le portique trouve son origine dans la Grèce antique, sous la forme d'un sanctuaire appelé stoa. Dans sa forme la plus simple, la stoa se compose d'un long mur arrière et d'un toit simple soutenu par une rangée de poteaux. Plus tard, les stoas sont devenues de monumentales colonnades de pierre qui entouraient la place de l'agora, cœur battant de la république athénienne. Il était logique pour un gouvernement aspirant à la transparence de mener ses affaires dans un bâtiment transparent. Ces salles ouvertes sont devenues les lieux où se déroulaient les activités civiques à la vue du peuple : convocation de l'assemblée populaire, audiences des magistrats, exposition des lois et des œuvres d'art, et transactions des artisans, marchands et hommes d'affaires. Parce que la stoa offrait un abri contre les éléments, elle était aussi un lieu de rassemblement naturel. C'était le lieu de rencontre urbain où les gens engageaient des conversations et bénéficiaient de l'éducation hellénistique.

L'ensemble de la structure s'accrochait à la surface du bâtiment adjacent. Les premiers à financer ces aménagements urbains furent les fonctionnaires de la République romaine, mais il ne fallut pas longtemps pour que les empereurs se mettent à construire portique après portique afin de gagner l'affection du public. Auguste, dont on dit qu'il avait trouvé Rome une ville de briques et l'avait laissée une ville de marbre, revendiquait la construction d'une centaine de nouveaux portiques. Néron fut contraint d'en ajouter d'autres après les ravages du grand incendie de 64 apr. J.-C. Il proposa initialement de lutter contre les futurs incendies par l'étalement urbain, en empêchant leur propagation par la construction de larges routes quadrillées et en laissant de l'espace entre les bâtiments. « Et les gens détestaient ça », expliqua Diane Favro, spécialiste de l'urbanisme romain à l'Université de Californie à Los Angeles. Contrairement aux ruelles étroites et sinueuses de la ville antique, les larges nouvelles artères de Néron n'offriraient aucune ombre. L'empereur revint à contrecœur à la colonnade, solution pragmatique. Dans la Rome antique, les portiques formaient un réseau d'ombres qui s'étendait sur trois kilomètres, et une promenade entièrement couverte menant au Forum romain émerveillait les visiteurs. On pouvait ainsi se promener d'un bout à l'autre de la cité antique à l'ombre. Les portiques avaient un attrait évident pour les empereurs, car ils constituaient un moyen rapide et économique d'imposer un ordre architectural à une ville chaotique.

Mais la beauté de tant de colonnes parfaitement espacées était probablement la dernière préoccupation des Romains ordinaires. Notamment parce que leurs appartements étaient si lugubres, qu'ils vivaient dehors et vaquaient à leurs occupations à l'ombre des portiques, discutant entre amis ou attendant leur repas à la taberna. Il n'y avait pas de précipitation. Les portiques étaient un lieu agréable pour passer le temps, et les archéologues en témoignent : des plateaux de jeu ont été découverts, gravés dans les allées et les marches. Observer les passants était un autre passe-temps populaire. « Vous savez, il n'y a pas tant de divertissements », me rappela Favro. S'asseoir à l'ombre était l'un des rares passe-temps qui leur étaient accessibles. Toutes les ombres ne se valent pas.

Il y avait les portiques magistraux de l'ordre officiel, puis les arcades en briques crépies des boutiques, érigées par les commerçants pour abriter les espaces extérieurs de leurs bars, restaurants et magasins. À la rigueur, les commerçants plantaient un poteau de bois dans le sol et tendaient un auvent en toile à une fenêtre voisine. « On faisait de l'ombre, disait Favro. On le faisait jusqu'à ce qu'on nous dise qu'on ne pouvait plus. » L'auvent créait un espace plus protégé pour exposer les marchandises, mais l'ombre était l'attrait, attirant des clients qui auraient pu faire leurs courses ailleurs. L'avantage était évident. « Je préférais aller à l'étal où je pouvais faire la queue à l'ombre pour acheter mon pain, plutôt qu'à celui où je devais rester au soleil », disait Favro. Dans un climat méditerranéen chaud, « c'est une évidence. » Parfois, l'espace entre les colonnes était loué à un commerçant qui n'avait pas de boutique fixe, comme un vendeur ambulant aujourd'hui. Ils gagnaient leur vie en vendant des bijoux, des sandales et des poèmes sur le trottoir aux passants.

Mais plus encore, les portiques étaient un véritable espace public, une arène neutre qui aplanissait les différences de classe et de privilèges. C'étaient les lieux où tous les habitants de la ville se retrouvaient.

Et comme ils étaient couverts, les rencontres pouvaient avoir lieu toute l'année, qu'il pleuve ou qu'il fasse beau. « Les relations publiques ne sont altérées par aucune saison », se vantait l'orateur Libanius en 360 de notre ère, trois siècles après que les Romains eurent construit une grande rue à colonnades à Antioche. Dans d'autres villes, les intempéries reléguaient les habitants chez eux « comme s'ils étaient prisonniers ». Mais dans sa ville, « l'amitié se développe grâce à la nature incessante de nos relations. » Si le grand bienfait de la vie urbaine résidait dans les « rencontres et les échanges avec d'autres personnes », comme il le croyait, alors l'architecture urbaine par excellence était le trottoir couvert. Difficile à imaginer, mais les ruines de colonnes encore debout dans certaines villes romaines antiques soutenaient autrefois des auvents de chevrons et de tuiles. Pour apprécier l'ampleur de ces forêts urbaines originelles, il faut visiter Bologne, qui a redécouvert le portique à l'époque médiévale.

Au XIIIe siècle, la ville était en proie à des convulsions sous le poids d'un fardeau moderne : la pénurie de logements. Les étudiants qui affluaient de toute l'Europe vers l'université n'avaient nulle part où loger. Bologne était autrefois une ville aux tours crénelées, mais pour des raisons de sécurité publique, les autorités limitèrent la hauteur des nouveaux bâtiments. Incapables de construire, les Bolonais construisirent et étendirent les deuxièmes étages de leurs hôtels particuliers sur la rue. Sous le règne papal, la plupart des villes italiennes abolirent la capitulation de l'espace public à des fins privées. Mais peut-être en raison des bienfaits de l'ombre, les Bolonais en vinrent à apprécier ces étranges saillies. En 1288, la ville non seulement légalisa ces portiques délabrés, mais les rendit obligatoires par une loi. Dès lors, chaque propriétaire foncier des quartiers les plus fréquentés de Bologne fut obligé d'aménager un passage public couvert et de l'entretenir à ses frais pour toujours.

Les portiques de Bologne sont devenus des ateliers en plein air où artisans, boulangers et charpentiers travaillaient à la lumière naturelle, sans subir les rayons du soleil. Bologne étant une ville universitaire, les habitants appréciaient sans doute les portiques comme les Grecs appréciaient leurs stoas : ces salons à ciel ouvert où conversations et débats s'ouvraient en public. Dante, Pétrarque et Copernic comptent parmi les étudiants qui se promenaient à leur ombre. Il en était de même pour l'architecte de la Renaissance Leon Battista Alberti, qui adorait les portiques et les préconisait autour des places. Aujourd'hui encore, les couloirs sont bondés d'étudiants accrochant des fresques et des banderoles aux chevrons. Les portiques encouragent le civisme. Dans la plupart des villes, il serait difficile d'obliger un promoteur à ombrager significativement le trottoir sans rien obtenir en retour. Mais à Bologne, c'est la règle depuis des siècles. Les portiques sont ce qu'un critique a appelé l'expression physique de la solidarité sociale des habitants, « l'altruisme transformé en architecture »".

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L'"analyse comparative" fournie par l'ICOMOS permet de lister d'autres villes avec des portiques... futurs trottoirs à visiter !

"Beaucoup de villes dans le monde entier possèdent des portiques, l'analyse comparative est donc présentée à l'échelle mondiale. Par conséquent, elle commence par l’analyse des centres historiques inscrits sur la Liste du patrimoine mondial possédant des portiques, dans l’objectif de déterminer s’ils ont été mis en évidence en tant qu'éléments caractérisant la formation urbaine de ces centres. Les biens identifiés incluent plusieurs centres historiques et zones urbaines en Italie (par exemple, Florence, Venise, Rome, Naples et Turin), ainsi que dans d’autres pays européens (par exemple, Berne en Suisse, Lübeck en Allemagne, Prague et Telč en Tchéquie et Vienne en Autriche). Des comparaisons sont également effectuées avec des centres historiques dans d'autres régions du monde, à savoir la vieille ville de La Havane à Cuba, Cuzco au Pérou, Puebla au Mexique et Brasilia au Brésil, entre autres. D’autres sites inscrits sur les listes indicatives sont ensuite pris en compte (par exemple, Padoue et Pavie en Italie, Bruxelles en Belgique, Lisbonne au Portugal, Sibiu en Roumanie et Izamal au Mexique). Bologne est également brièvement comparée à un certain nombre d’autres centres historiques, principalement en Europe, pas encore inscrits sur la Liste du patrimoine mondial ou sur les listes indicatives. Les comparaisons sont structurées en fonction de cinq paramètres : la chronologie, l’étendue, la fonction, l’aspect social et la typologie".

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