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Encore un éditorial de Jean-Marc Vittori dans les Echos très éclairant. Extraits (c'est nous qui surlignons) :

"Avec l'accès à la mer, il y a de quoi fabriquer des guerres. En 1879, l'invasion par le Chili d'Antofagasta, qui était à l'époque le seul port bolivien, marqua le début de la guerre du Pacifique qui dura cinq ans. En 1939, Hitler déclencha la Seconde Guerre mondiale en attaquant le corridor de Dantzig, qui donnait à la Pologne une ouverture vitale sur la mer Baltique, mais qui séparait la Prusse en deux. Un corridor qui était l'une des conditions du traité de paix présenté par le président américain Thomas Woodrow Wilson début 1918...

Par bonheur, on ne se bat plus aujourd'hui pour l'accès à la mer. Mais les entreprises se battent, elles, pour l'accès à d'autres mers : des mers... de clients. C'est devenu une obsession. Les constructeurs automobiles redoutent de perdre le contact avec leurs acheteurs au profit des fabricants d'électronique, voire de batteries.  Les banquiers craignent que des fintech se glissent entre eux et leur marché.  Les assureurs pourraient disparaître aux yeux des assurés derrière les loueurs, voire les constructeurs. Les journaux voient leur matière première aspirée par des carrousels numériques. Et les entreprises de tous les secteurs ou presque redoutent de voir les Google, Amazon et autres Facebook pomper leurs marges.

Il est bien sûr dangereux de perdre son accès à la mer. Les Etats y tiennent comme à la prunelle de leurs yeux. En 2005, la Moldavie a signé un accord avec l'Ukraine pour récupérer quelques centaines de mètres au bord du Danube et construire un port d'où les navires peuvent rejoindre la mer Noire. Sur les 193 Etats reconnus par l'ONU, seuls 44 sont enclavés. Et il y a une excellente raison de vouloir échapper à l'enfermement dans les terres : il est plus difficile de se développer sans la voie maritime, par où passe 90 % du commerce mondial.

Parmi les quinze pays les plus pauvres de la planète, huit n'ont pas de côte.  Les économistes de la Banque mondiale estiment que le coût de l'import et de l'export est deux fois plus élevé dans les pays enclavés.  Ceux des Nations unies ont calculé que l'enclavement coûte 20 % de PIB. Et ces pays sont à la merci de leurs voisins qui peuvent leur faire payer cher l'accès à leurs ports, en argent ou en paperasserie administrative. Sans compter l'incertitude - en 2013, une grève des douanes au Chili avait provoqué un bouchon de 20 kilomètres de camions en Bolivie.

Il peut paraître curieux que l'enfermement menace les entreprises. Les technologies de l'information portaient au contraire la promesse de l'accès au plus grand nombre, au-delà des kilomètres et des fuseaux horaires. Pour vanter Internet dans les années 1990, Microsoft montrait dans une publicité des industriels asiatiques découvrant le fournisseur qu'il leur fallait à... Clermont-Ferrand, ville qui fut longtemps le symbole de l'enclavement du Massif central. « La technologie permet aux meilleurs talents de l'entreprise d'avoir un impact sur n'importe lequel de ses clients », expliquait récemment  Manny Maceda , le patron mondial du consultant Bain.

Mais ces technologies de l'information favorisent aussi  l'émergence de géants qui deviennent des monopoles « naturels » , car ils gagnent en efficacité en gagnant des clients. Ecrasant au passage des liens anciens et néanmoins fragiles entre entreprises et consommateurs. Double peine pour les firmes concernées : elles perdent non seulement l'accès direct à des mers de clients, mais aussi l'accès à leurs océans de données au moment même où ces données deviennent un enjeu essentiel. Si la bataille n'est pas militaire, elle n'en est pas moins vitale.

L'hôtelier Accor en donne un bon exemple. Malgré une implantation massive (plus de 700.000 chambres exploitées), il a affronté trois chocs. Choc d'information avec TripAdvisor, qui évalue en permanence l'état des hôtels. Choc de concurrence avec Airbnb, qui propose des logements de particuliers (avec des structures de coûts très différentes). Un choc de marges enfin, avec Booking.com, qui s'est glissé entre le client et lui. Dans un premier temps, AccorHotels a tenté de créer une plate-forme de réservation concurrente. Mais la bataille est trop inégale. « Amazon a un contact avec ses clients environ deux fois par semaine, expliquait  Sébastien Bazin, le PDG du groupe, dans « Les Echos »Facebook, trois à quatre fois par jour [...]. Dans l'hôtellerie, nous n'avons que quelques interactions par an avec un même client. »

Aujourd'hui, l'hôtelier essaie de renouer le contact direct avec le client en réinventant le programme de fidélité. Il ne veut plus seulement offrir une chambre, mais aussi l'accès à toute une série de prestations - d'où des accords avec un club de foot (Paris Saint-Germain), un organisateur de spectacles, un spécialiste d'événements sportifs et aussi culinaires... Au passage, l'entreprise ne s'appellera plus AccorHotels, mais Accor tout court.

Beaucoup d'entreprises cherchent à construire leur corridor de Dantzig vers le client, pour échapper au diktat des Gafa. En son temps, le fabricant de puces Intel avait eu l'idée géniale de lancer une campagne Intel Inside, contribuant aux dépenses de marketing des fabricants d'ordinateurs s'ils acceptaient de coller son autocollant sur leurs machines.

Le contact avec le client est bien sûr essentiel. Mais les travaux récents des économistes sur les pays enclavés, comme ceux de  Fabrizio Carmignani de l'université australienne Griffith, montrent que l'enfermement commercial n'est pas le premier facteur de leur faiblesse. La qualité des institutions compte davantage. Après tout, la Suisse affiche d'enviables performances, même si elle n'a pas de bord de mer".

Source : "La formidable bataille de l'accès au client" - Les Echos du 26 février 2019 - Disponible en ligne ici et en pdf ici.

 

A lire également un précédent éditorial de Jean-Marc Vittori : "Le prix n'est plus ce qu'il était".

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