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Le Club "Ville Hybride - Grand Paris" s'est réuni hier dans les locaux de la Caisse des Dépôts sur le thème "gouvernance de projets, gouvernance territoriale".

Sont intervenus en particulier : Hugo Bévort, conseiller de Pierre Mansat, Jean-Jacques Terrin, professeur à l'Ecole Nationale d'Architecture de Versailles, Michel Bourgain, maire de l'Ile-Saint-Denis, Frédéric Gilli, directeur de Métropolitiques, et Grégoire Saurel, fondateur de Bellastock.

ibicity était invitée à intervenir pour répondre à la question suivante : est-il réellement plus difficile, ou du moins plus long, de développer des projets de territoires aujourd’hui qu’il y a 30 ans, et pour quelles raisons ?

club vhyb 1, oct. 2013

On trouvera ci-après une retranscription de notre intervention.

Michaël Silly (MS) : Peut-on vraiment parler d’un allongement des projets ?

Isabelle Baraud-Serfaty (IBS) : Il n’est pas facile de donner une réponse univoque. D’abord parce qu’un projet va souvent chercher ses racines très profondément. Je pense par exemple à Antoine Grumbach qui, pour son projet du Grand Paris, reprenait la citation de Napoléon : « Paris, Rouen, Le Havre, une seule ville dont la Seine est la grande rue ». De même, la ligne rouge du métro du Grand Paris, qui est prévue pour 2020, et qui sera celle qui sera construite en premier, vient d’un projet bien plus ancien que celui de la SGP, Orbival.

Ensuite, il est difficile de généraliser. Par exemple, Val d’Europe, le projet de ville nouvelle portée par Disney, et l’ile Séguin sont deux projets qui sont nés à peu près en même temps (1987 pour l’un, 1992 pour l’autre), et l’un est bien développé quand l’autre patine. Et en même temps, on peut se dire que c’est parce qu’il y a toujours eu l’affichage d’une forte ambition sur l’Ile Séguin qu’une dynamique a été donnée au Trapèze.

Ceci étant dit, oui, les grands projets urbains en France sont aujourd’hui longs à monter. Le temps de développement d’une opération, c’est au minimum 10 ans, voire 25 ans, voire 40 ans. Guillaume Poitrinal, l’ancien patron d’Unibail (qui développe notamment les projets des Halles, de la Tour Triangle, de nombreuses tours à La Défense) a publié l’an passé un petit livre fort stimulant, chez Grasset, qui s’intitule : « Plus vite ! la France malade de son temps ». En particulier, il compare le temps de réalisation des 155 km de métro du Grand Paris, projet déclaré « urgent » (au minimum 25 ans) avec celui des 110 premiers km du RER (7 ans : 1962-1969), et avec les six premières lignes du métro parisien (dix ans, à l’époque sans tunnelier). Il prend également l’exemple de la gare de Shangaï et l’extension de la gare de Marseille, qui se sont faites toutes deux avec le même architecte (Jean-Marie Dutillheul), mais la première a été réalisée en cinq ans, la seconde en quinze.

Enfin, la preuve de ce ralentissement, c’est que l’Etat lui-même a instauré la procédure de contrats de PPP pour permettre justement de réaliser les projets « urgents » !

MS : Quels sont les facteurs de ralentissement des projets ?

Le premier changement, c’est la décentralisation. 30 ans, c’est 1983, et on peut effectivement considérer qu’il y a un « avant » et un « après » 1983. Car, 1983, c’est un an après les premières lois de décentralisation qui ont finalement abouti au millefeuille territorial que l’on connaît aujourd’hui. Et il est évident que ce changement dans la gouvernance des projets est majeur. On passe d’un acteur « tout puissant » à une pluralité d’acteurs publics, qui interviennent chacun avec leur compétence propre, soit comme maîtres d’ouvrage, soit comme cofinanceurs. Et cette question est d’autant plus prégnante que les grands projets métropolitains ont des enjeux qui dépassent les frontières administratives. J’enseigne à Sciences Po sur la coproduction public-privé, mais aujourd’hui, un défi peut-être encore plus important, c’est celui de la coproduction public-public.

L’exemple le plus significatif de ce changement, ce sont les grandes OIN (Opérations d’Intérêt National) voulues par l’Etat. On a aujourd’hui, comme dans les années 60 et les villes nouvelles, des EPA (Etablissements publics d’aménagement) créés par l’Etat. Mais aujourd’hui ces acteurs doivent très largement composer avec les collectivités locales, qui sont d’ailleurs membres de leur conseil d’administration.

Le deuxième changement, qui est lui aussi majeur, c’est le renouvellement urbain. En France, il y a un certain consensus (qui s’exprime en tout cas dans la loi SRU, et auquel pour ma part, je souscris complètement) pour considérer qu’il faut privilégier la reconstruction de la ville sur elle-même plutôt que l’étalement urbain. Cela coûte plus cher : parce qu’il faut dépolluer, démolir, parce que les valeurs sont celles de parcelles urbanisées, et que le droit est très favorable au propriétaire initial, parce qu’il faut du sur-mesure. Et cela engendre plus d’incertitude : risque archéologique, utilisateurs qui peuvent être présents et peuvent partir, et donc plus de complexité.

Ces deux facteurs sont anciens, mais ils sont montés en puissance jusqu’à aujourd’hui, et de plus, ils sont amplifiés par la crise

club vhyb , oct. 2013

Enfin, le troisième changement c’est la montée de la contestation des projets, avec en particulier la généralisation des recours. Or, en urbanisme, un recours, même s’il n’est pas fondé juridiquement, suffit à retarder un projet. C’est d’ailleurs le sens de l’ordonnance qui est entrée en vigueur cet été. Cette montée de la contestation, je ne sais pas comment il faut l’analyser. Peut-être est-ce le résultat de l’inflation des normes juridiques ? Peut-être est-ce le signe d’une montée en puissance des habitants ? Mais souvent, ceux qui déposent des recours ne sont que des faux nez. On peut y lire aussi peut-être une perte du sens collectif. Avec un antagonisme plus fort entre le champ de l’action publique, fondée sur l’intérêt général, et le droit de propriété, à valeur constitutionnelle. Enfin, c’est peut-être aussi un des effets de la métropolisation, avec des métropoles écartelées entre le local et le global. Récemment, Olivier Mongin, dans Tous Urbains, revenait sur les manifestations de la place Taskim à Istanbul et à Sao Paulo contre le prix du billet de transport et écrivait : « Le temps des politiques urbaines pharaoniques ne fait plus recette quand les inégalités territoriales deviennent insupportables. La concurrence entre les villes globalisées, le benchmarking urbain, la ville attractive soumise à des événements ne convainquent guère ceux qui cherchent d’abord à habiter là où ils sont ».

Donc, effectivement, on a trois facteurs de ralentissement des projets relatifs à : la gouvernance ; le type de projet (brownfield / greenfield) et le cadre juridique. C’est sans doute là une grille de lecture qui permet de comparer avec la situation dans d’autres pays.

Alors quelles conséquences ? Finalement, ce n’est pas forcément gênant si on considère que ce temps plus long permet d’améliorer la qualité des projets (prise en compte des points de vue des parties prenantes, et sédimentation dans le temps, permettant par exemple des écritures urbaines plus variées ou une meilleure adaptation aux besoins des usagers). Mais c’est une situation évidemment très préoccupante si si on considère les trois conséquences suivantes. Premièrement, le temps c’est de l’argent, et donc cette lenteur compromet la faisabilité financière même des projets. Ensuite, cette lenteur ne permet pas de faire face aux enjeux d’urbanisation, comme la construction de 70.000 logements par an en Ile-de-France. Et enfin, le risque est aussi celui du développement de logiques de production urbaines et de formes urbaines non désirées, comme les petits projets dans le diffus (qui créent l’étalement urbain), ou des formes d’urbanisme « privées », comme les macro-lots (qui permettent des délais de réalisation plus rapides, mais suscitent de nombreuses interrogations).

MS : Quels sont les facteurs de mutation porteurs d’espoir ?

D’abord, on est dans une période de mutation profonde de la fabrique urbaine, et c’est absolument passionnant. Et je crois qu’on a toutes les raisons d’être optimistes. D’abord, c’est finalement quand un système est à bout de souffle qu’il peut se réinventer. Et puis, surtout, je l’ai dit, la fabrique de la ville est en plein bouleversement.

D’abord, la première bonne nouvelle, c’est que la gouvernance est en train d'évoluer, par exemple avec la création d’une métropole du Grand Paris, que vient d’évoquer Hugo Bévort.

La deuxième nouvelle, c’est qu’il y a maintenant un consensus qui se fait jour sur le fait qu’il va falloir arbitrer les projets urbains, se demander si on a plus intérêt à les faire que pas. Par exemple, si on multiplie le nombre de gares du Grand Paris par une surface de projets de 500.000 m2 autour de chaque gare, cela fait 35 millions de mètres carrés en projets ! Et on sait bien qu’ils ne pourront pas être tous développés. Mais cela permettra de mettre plus de moyens sur ceux qui sont vraiment utiles. Il y a par contre deux enjeux. Un enjeu de gouvernance donc. Et aussi un enjeu de mesure de la création de valeur urbaine des projets. A cet égard, vous avez certainement lu le rapport d’Emile Quinet qui vient d’être rendu au Commissariat général à la stratégie et à la prospective sur « l’évaluation socio-économique des investissements publics ».

Un autre facteur de mutation positif, c’est la montée des acteurs privés. J’ai dit tout à l’heure que la « privatisation » de la ville comporte certains risques, mais je crois aussi que l’appétit des acteurs privés sur les problématiques urbaines peut constituer une formidable opportunité, pour peu que les acteurs publics sachent orienter l’action de ces acteurs privés dans le sens des intérêts publics. C’est là une condition sine qua non, qui suppose que les acteurs publics se renforcent et évoluent dans leur pratique et leur savoir-faire.

Autre point positif : l’émergence des logiques bottum-up. Je crois beaucoup à la force du local, à la force des habitants, et cela est assurément renforcé par la révolution numérique. Enfin, on voit aussi beaucoup de réflexions sur des nouveaux modèles économiques, là aussi sous l’effet de l’impératif du développement durable et de la révolution numérique : logiques de mutualisation, économie de la fonctionnalité, économie circulaire. Là aussi, il me semble qu’il y a des leviers d’innovation majeurs. Mais là encore, les métiers et les approches de conduite des projets doivent évoluer. Il nous faut réinventer collectivement les modes de production de la ville. C’est un enjeu majeur, mais passionnant.

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