image_print

Merci à Julien Damon, le rédacteur en chef de la Revue Constructif (revue de la Fédération Française du Bâtiment), de nous avoir concocté ce numéro consacré à la consommation... qui se consomme sans modération.

Le sommaire témoigne de la diversité des approches, avec un focus spécifique mis sur la consommation des services et des produits immobiliers.

Il faudrait citer tous les articles (consultables en ligne ici). Au fil des pages, on apprendra ainsi que "le "pic d'objets" a été atteint en 2016" (Cécile Désaunay, page 31), que "les bobos sont loin de se comporter en Amish" (Jean-Laurent Cassely, page 36), ou encore que 40% des salariés ont réalisé avec la pandémie que leur emploi n'avait aucun sens (Bruno Marzloff, page 75), etc.

Mais, devant l'embarras à choisir entre tous ces articles, excuse facile, on se permet de zoomer sur le notre : Vers des logements et des quartiers "comme des services" ?

L'article est consultable avec l'ensemble du numéro (ici) ou bien sur notre page "publications". Vous avez remarqué que désormais, un même article peut avoir des titres différents selon les versions ("print", numérique,...). De la même manière, le titre de ce billet n'est pas celui de l'article, mais celui que nous avions imaginé à l'origine : Vers le "quartier comme service" ou les métamorphoses de la proximité. Emportés par notre sujet, nous avions au départ écrit le triple du nombre de signes requis ! Il nous a fallu donc largement élaguer.

On trouvera ci-après quelques "rushs" qu'on a coupés :

Delinéarisation des modes de vie

Si tout devient « as a service », il y a alors tout lieu de penser que le logement lui-même pourrait devenir « as a service ». D’autant que la manière d’habiter (traditionnellement, un logement sert d’habitat, même s’il peut aussi servir à travailler, à faire du sport, ou à se laver) connaît de profonds changements sous l’effet de l’évolution des modes de vie. Dans « Petite Poucette », Michel Serres dressait le portrait-robot de l’étudiant d’aujourd’hui : « Son espérance de vie est, au moins, de quatre-vingts ans. Le jour de leur mariage, ses arrière-grands-parents s’étaient juré fidélité pour à peine une décennie. Qu’il et elle envisagent de vivre ensemble, vont-ils jurer de même pour soixante-cinq ans ? Leurs parents héritèrent vers la trentaine, ils attendront la vieillesse pour recevoir ce legs ». Les chiffres le confirment, on ne vit plus comme avant : en 15 ans, le nombre de ruptures a bondi de 63% ; un enfant sur dix vit dans une famille recomposée ; les Français déménagent en moyenne près de 5 fois dans leur vie (chiffe d’avant la pandémie).

La pandémie pourrait même se traduire par davantage de fluctuations infra-annuelles : la semaine, le père de Petite Poucette télé-travaille quatre jours par semaine depuis la maison qu’il vient d’acheter dans le Perche et il se rend à Paris tous les mardi soirs pour sa réunion en présentiel du mercredi matin dans un co-living où il a réservé son appartement tous les mardis de l’année ou dans un appartement qu’il a acquis en « time sharing » avec d’autres personnes.

Ce constat d’une plus grande élasticité de la taille du ménage se combine avec une plus grande élasticité des revenus et des statuts professionnels. L’économie du logement en France reste fondée sur modèle d’emploi caractéristique de la seconde moitié du XXe siècle, avec une très forte proportion d’emplois salariés, et une progression faible mais continue des revenus des locataires et des accédants à la propriété. Or, avec la diminution du salariat et la montée des auto-entrepreneurs, travailleurs intermittents, polyactifs, et aussi des périodes d’interruption, la linéarité des revenus est de moins en moins assurée.

Du point de vue des fabricants et gestionnaires de la ville, le quartier apparaît comme une maille plus pertinente que celle du bâtiment pour faire la ville.

Du point de vue des municipalités et des opérateurs qui fabriquent et gèrent la ville (notamment les aménageurs, les promoteurs, les opérateurs de services urbains), le quartier est une manière de « mutualiser » un certain nombre d’espaces et de services, et donc d’offrir plus de services à moindre prix. La mutualisation présente en particulier des avantages, environnementaux et/ou financiers. C’est souvent le cas des services énergétiques ou des services de mobilité, qui reposent sur la mise en commun de places de stationnement voire de véhicules (voitures, vélos, trottinettes partagées...) : toutes choses égales par ailleurs, la réduction du nombre de places de stationnement constitue une importante économie pour le promoteur qui peut être répercutée soit sur les charges foncières versées à l’aménageur, soit sur les prix de sortie.

La mutualisation peut aussi présenter des avantages en termes de qualité de vie : elle peut rendre possible la mise en place de services de proximité, avec la conviction que la qualité du lieu tient désormais moins au bâti qu’aux prestations qu’on y trouve et aux liens sociaux qui s’y créent, et que l’animation du quartier est un élément clé de son attractivité – en lien avec les attentes des habitants évoquées ci-dessus. Les espaces (toitures partagées, rez-de-chaussée partagés, chambres d’amis partagées, etc.) et services mis en partage constituent de plus en plus ce que l’on pourrait appeler un « programme des équipements privés ». A noter que s’il peut y avoir des espaces mutualisés sans gestionnaire, l’existence d’un tel acteur est souvent la garantie dans le temps d’un bon fonctionnement.

Cette prise de conscience d’un nécessaire élargissement de leur échelle d’intervention est particulièrement forte chez les promoteurs. Alors que leur échelle d’intervention traditionnelle était celle de la parcelle, elle devient de plus en plus celle du macro-lot, voire du macro-macro lot. « Avant, c’était simple : les propriétaires (particuliers ou entreprises) s’occupaient de leurs immeubles, et les pouvoirs publics s’occupaient du reste. Désormais les lignes sont plus floues : qui sera demain le syndic de quartier ? D’ores et déjà, aucun grand projet de logements ou de bureaux ne peut voir le jour sans penser à son environnement immédiat, sans proposer au quartier des solutions en matière de commerces, services, paysages et mobilités » (Véronique Bédague, Nexity).

Première figure de l'opérateur de "quartier as-a-service" : le promoteur qui déborde sur la rue

Une première figure correspond à l’évolution déjà évoquée des promoteurs immobiliers dont l’échelle d’intervention passe de la parcelle au macro-lot voire du macro-lot au quartier. La maîtrise foncière est un facteur d’agrégation, qui permet à ces opérateurs immobiliers d’émerger comme agrégateurs de nouvelles offres de services, autour notamment de l’énergie, de la mobilité et des services de conciergerie, et devenir ainsi des opérateurs de quartiers « as a service », au sens d’opérateurs de services urbains à l’échelle de quartier.

On peut aussi imaginer que ces opérateurs choisissent d’intervenir sur l’espace public lui-même, quand bien même ce ne serait pas eux qui l’auraient, dans le cadre de macro-lots par exemple, fabriqué. La récente tribune de la Directrice Générale Déléguée de Nexity dans le Monde peut être lue comme un indice de cette évolution. Elle y écrit : « Concevoir, financer, entretenir et sécuriser ces nouveaux espaces publics ne sera pas une mince affaire. Par exemple, planter et entretenir des arbres est autrement plus compliqué que couler du bitume. Il faudra de l’argent pour transformer l’espace public, et il faudra des compétences pour le gérer et l’entretenir. Dans ce nouvel agencement, les acteurs privés seront sans doute mis à contribution. Ma conviction est que, pour les professionnels de l’immobilier, ce changement d’échelle du bâtiment au quartier va se poursuivre. Demain, les décideurs publics continueront à décider mais, après avoir inventé la délégation de service public, ils inventeront une forme de délégation de l’espace public. Les opérateurs d’immeubles deviendront opérateurs de quartiers, portés par de nouveaux dispositifs juridiques et financiers ».

Plusieurs dispositifs pourraient effectivement être proposés par ces opérateurs (sans dire pour autant qu’ils soient souhaitables), par exemple : des concessions d’espace public façon gestion déléguée de la plage de La Baule par Veolia ; ou des dispositifs de type « Business Impact District » à l’anglo-saxonne. On peut aussi imaginer que le promoteur propose à la collectivité de prendre en charge la gestion de l’espace public devant l’immeuble qu’il réalise (à l’image des riverains qui doivent nettoyer le trottoir ou le déneiger). Dans le dispositif traditionnel où le promoteur disparaît après la livraison de l’immeuble, ceci suppose que ces obligations soient reportées sur les futurs propriétaires de l’opération immobilière, ou bien que le promoteur se positionne davantage sur les maillons de détention et d’exploitation.

Deuxième figure de l'opérateur de "quartier as-a-service" : l’opérateur de la « proximité comme service »

Un deuxième type d’opérateur nous semble en voie d’émergence et correspondrait à une hybridation entre deux opérateurs qui se développent fortement : les conciergeries de quartier et les plateformes de livraison à domicile.

Depuis quelques années, on assiste à la multiplication des « conciergeries », que l’on peut définir comme des « offres de proximité et de services visant à faciliter le quotidien ». Quelques exemples : « Lulu dans ma rue », qui se présente comme une « conciergerie solidaire », la « maison des proximités » à Rennes, les « Sècheries » à Bègles, la « Conciergerie et vous » à Amiens, etc… Comme l’explique Le Sens de La Ville, de nombreux acteurs considèrent désormais ces conciergeries comme un nouveau maillon stratégique à maîtriser : les aménageurs (pour livrer un quartier géré et animé), les promoteurs (pour livrer des bâtiments gérés et animés), des bars et commerces (pour renforcer leur offre de proximité), des hôtels et résidences services (pour améliorer les services proposés), les syndics, les bailleurs, les sociétés de services…

Parallèlement, on assiste à l’essor des plateformes de livraison à domicile : de plus en plus, « la livraison de repas rime avec celle des courses à domicile », et de nouveaux écosystèmes se mettent en place. Ainsi Deliveroo s’est allié avec Casino tandis que Uber Eats a noué un partenariat avec Carrefour : désormais, « un coursier d'une plateforme de livraison de repas peut aussi bien apporter un burger ou une pizza qu'un paquet de pâtes, des yaourts et du dentifrice ». Leur promesse, « Delivery to your door », invite à se demander si la livraison à domicile ne serait pas la forme la plus aboutie d’une certaine « proximité » (quoi de plus proche que chez soi que sa propre porte ?). D’une certaine manière, « proximité » et « quotidien » (les courses « du quotidien ») deviendraient synonymes. On pense alors aux « super-app », que visent à devenir des acteurs comme Uber ou Google Maps, des applications qui ont comme caractéristique que « comme pour un Chinois, si vous vous levez à 8H00, vous êtes en train de l'utiliser à 8H05, puis toutes les cinq minutes tout le reste de la journée ».

L’hybridation entre les conciergeries et les plateformes de livraison à domicile correspondrait ainsi à une nouvelle proposition de valeur, la « proximité-as-a-service ». Un exemple nous est donné par l’opérateur américain REEF, qui a levé en novembre dernier 700 millions de dollars auprès d’investisseurs : il utilise les « espaces urbains sous-utilisés en centres de quartier, en particulier les places de stationnement, pour « connecter les gens à des biens, des services et des expériences sélectionnés localement » grâce à la « puissance de la proximité » (The power of proximityTM). Dans cet exemple, les échelles « locales » et « globales » s’entremêlent, avec ce paradoxe d’une « proximité » opérée par des plateformes internationales.

Conclusion

Le point de départ de notre réflexion était le croisement de deux constats : d’une part, le logement devient de plus en plus « comme un service » et, d’autre part, il se fabrique et se vit de plus en plus comme une composante d’une échelle plus large, le quartier, qui permet notamment d’offrir à l’habitant un « bouquet de services ». La combinaison de ces deux évolutions correspond à un grand chamboule-tout de la fabrique urbaine, les lignes de démarcation traditionnelles (entre neuf et ancien, entre infrastructures et services, entre secteurs, entre public et privé, entre le client qui paye et l’utilisateur du service) volant en éclat.

Cherchant à esquisser les profils des nouveaux opérateurs qui émergeraient de ces recompositions, nous avons identifié trois profils d’opérateurs de « quartier as a service ». Ces profils renvoient assurément à des manières de penser la ville et l’urbanité de manière très différentes. Surtout elles invitent à travailler la notion de « proximité », dont on voit bien qu’elle est à la fois difficile à définir et qu’elle peut correspondre à des approches très diverses. Dans la figure du promoteur qui déborde sur la rue, la proximité est sans doute davantage spatiale (l’immeuble et la rue qui le bordent), et l’habitant est peut-être avant tout un riverain. Dans la figure de l’opérateur de la « proximité comme service », la proximité est avant tout « servicielle » et l’habitant est peut-être d’abord un consommateur. Dans la figure de l’organisateur non marchand du pair-à-pair, la proximité est avant tout fondée sur le lien et la convivialité, et l’habitant est peut-être avant tout un citoyen de son quartier.

Qu’est-ce que la proximité aujourd’hui ?

 

La version longue de l'article est téléchargeable ici. Cet article est le début d'une réflexion en cours. N'hésitez pas à nous faire part de nos remarques par mail à : isabelle@ibicity.fr. Merci !

image_print

Commentaires

Laisser un commentaire