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Qui fait le trottoir ? Cette question sera le fil rouge de notre intervention mercredi à l’Ecole des Mines qui nous demande de présenter un panorama général des acteurs privés dans la ville et de leurs évolutions.

 

Cela faisait longtemps que nous cherchions un objet urbain qui permette à lui-seul de cristalliser nos questionnements sur l’évolution des acteurs de la ville. C’est en lisant les livres (à lire absolument) de Christophe Defeuilley ("L’entrepreneur et le Prince") et Antoine Compagnon ("Les chiffonniers de Paris") que l’idée nous est venue : LE TROTTOIR ! Voici sept raisons qui nous enthousiasment à l’idée d’en faire notre fil rouge.

1/ Si l’on met de côté la période antique (les trottoirs existaient à Pompéi), la création et le développement du trottoir correspondent à une époque qui a posé les bases de la ville des infrastructures, modèle dominant de structuration urbaine jusqu’à l’arrivée du numérique

2/ Justement, c’est le nom qu’a choisi le géant du numérique Google pour sa filiale dédiée aux affaires urbaines : « Sidewalk Labs » (filiale d’Alphabet, maison-mère de Google)

3/ Le trottoir marque traditionnellement la séparation entre le domaine privé et le domaine public…. Mais cette ligne de partage se brouille de plus en plus

4/ Le trottoir correspond à un certain contexte urbain : quand le trottoir s’arrête, c’est souvent qu’on a quitté la ville

5/ C’est un objet moins lié à la mobilité que la « rue » et plus concret que « espace public », mais tout aussi porteur de sens : cf. les expressions associées (« micro-trottoir », "enfant du trottoir", "tenir le haut du pavé"...) ; c'est surtout l'interface par excellence qui met en relation les différentes composantes de la ville (c'est une plate-forme, au figuré comme au propre) ;

6/ C’est un objet paradoxalement peu présent dans la littérature sur la ville*, alors même qu’on l’utilise tous les jours et qu’une Jane Jacobs a souligné son importance majeure (*On signalera néanmoins : "Sidewalks: Conflict and Negotiation Over Public Space", de Anastasia Loukaitou-Sideris)

7/ C’est un mot simple et intemporel, ce qui à l’heure de la "smart-city, de l'"éco-building", du "coworking", du "coliving" et autres néologismes ou concepts à la mode, est… reposant.

Nous analyserons successivement :

- Trottoir et propreté : en analysant le modèle de la grande entreprise de service urbain, emblématique du modèle de la ville des réseaux, et en montrant les nouveaux défis auxquelles elle est confrontée (notamment la "révolution de la ressource" et l'économie circulaire, ce qui nous permettra de convoquer la figure du chiffonnier) ;

- Trottoir et bâti : en partant des évolutions de la chaîne de l'aménagement et de l'immobilier, pour montrer l'élargissement de l'échelle d'intervention des opérateurs privés et ses implications sur le statut et la gestion des espaces publics ;

- Trottoir et mobilité : en montrant les nouveaux partages de la chaussée, l'impact du stationnement partagé, et les enjeux de la mobilité électrique ;

- Trottoir et "flânerie" : pour analyser les nouveaux usages de l'espace public, notamment sportifs, la publicité dans la rue, les permis de végétaliser, et leurs enjeux sur la fabrique et la gestion de la ville ;

- Trottoir et connectivité : on analysera l'émergence des plateformes (d'ailleurs, un trottoir est littéralement une "plateforme" !), à travers notamment l'exemple de la filiale de Google, "Le laboratoire des trottoirs" (Sidewalks Lab).

- Enfin, nous terminerons par l'impact de ces évolutions sur la gouvernance de la ville, en montrant les implications d'une fabrique de la ville de plus en plus "usager-habitant centrique", et en questionnant le rôle de la collectivité locale.

 

 

En attendant, on peut relire la description que fait Louis-Sébastien Mercier des rues de Paris avant le trottoir :

"Un large ruisseau coupe quelquefois la rue en deux, et de manière à interrompre la communication entre les deux côtés des maisons. A la moindre averse il faut dresser des ponts tremblants. Rien ne doit plus divertir un étranger que de voir un Parisien traverser ou sau­ter un ruisseau fangeux avec une perruque à trois mar­teaux, des bas blancs et un habit galonné, courir dans de vilaines rues sur la pointe du pied, recevoir le fleuve des gouttières sur un parasol de taffetas. Quelles gambades ne fait pas celui qui a entrepris d'aller du faubourg Saint-Jacques dîner au faubourg Saint-Honoré, en se défendant de la crotte, et des toits qui dégouttent ! Des tas de boue, un pavé glissant, des essieux gras, que d'écueils à éviter ! Il aborde néanmoins ; à chaque coin de rue il a appelé un décrotteur. Il en est quitte pour quelques mouches à ses bas. Par quel miracle a-t-il traversé sans autre encombre la ville du monde la plus sale ? Comment marcher dans la fange en conservant ses escarpins ? Oh ! C’est un secret particulier aux Parisiens, et je ne conseille pas à d’autres de vouloir les imiter. Pourquoi ne pas s’habiller conformément à la boue et à la poussière ? Pourquoi prendre à pied un vêtement qui ne convient qu’à celui qui roule dans une voiture ? Pourquoi n’avoir pas des trottoirs, comme à Londres ? ("Tableau de Paris", 1781)

Et aussi l'excellente synthèse de Bernard Landau sur la fabrication des rues de Paris au 19ème siècle : ici :

Avant la fin du XVIIIe siècle, il n'y avait pas de trottoirs à Paris. Dans quelques rues l'espace réservé aux piétons était limité par des bornes appelées "montoirs" qui servaient également aux cavaliers pour se mettre en selle. Un édit de Charles IX du 29 novembre 1564 ordonna la démolition des montoirs qui gênaient la circulation. Les piétons étaient donc contraints de circuler au milieu des charrettes, rasant les maisons et risquant à tout instant d'être serrés entre deux véhicules ou écrasés contre une façade. Les coins de rues étaient les plus dangereux ; les débitants de vins ou d'épicerie dont les boutiques formaient encoignure laissent la plupart du temps un passage libre entre le pilier d'angle et des portes en retrait établies en pan coupé.

L'établissement du profil en travers bombé pour les chaussées pavées et l'instauration des trottoirs ont accompagné les progrès de la réflexion menée sur les questions d'assainissement. Le premier trottoir parisien apparaît rue de l'Odéon en 1781 pour permettre la flânerie devant les vitrines des magasins de luxe. Auparavant les riches commerçants obtenaient, moyennant redevance, la possibilité d'établir en hiver des estrades en bois devant leurs boutiques. Sous Louis XV les trottoirs ayant une vue de 18 cm avaient été établis par mesure de sécurité sur les ponts par les agents voyers de la ville. La question des trottoirs fut posée par le préfet Frochot en 1805 au conseil général de la Seine et souleva une désapprobation des ingénieurs chargés des eaux et des égouts. Ces derniers trouvaient ce dispositif difficilement conciliable avec le fonctionnement des services hydrauliques. En 1811 le comte de la Borde, directeur des ponts et chaussées de la Seine, défend ardemment les trottoirs pour lesquels il préconise un dallage en pierre et une vue de 10 cm. La loi du 7 juin 1845 instaure le système des trottoirs, qui va alors de pair avec le pavage des chaussées pour lesquelles on adoptera un profil en travers bombé. Cette loi réglemente l'établissement de trottoirs dans toute la France.

Entre 1793 et 1845 la question des trottoirs fait l'objet d'un débat permanent pour sa mise au point technique et son financement. Déjà sous la Révolution le corps municipal exige à l'occasion du percement ou du prolongement de plusieurs rues (rue Lepelletier 1786, rue Port Mahon devant l'Hôtel Richelieu 1743, rue du Faubourg du Temple...) la constitution de trottoirs à la charge des propriétaires riverains. Les premiers trottoirs étaient munis de distance en distance de petites bornes demi-circulaires pour les protéger du choc des voitures ; leur bordure était en pierre calcaire et ils étaient interrompus devant les portes cochères. Les lettres patentes en date du 8 avril 1786, autorisant le percement de la rue Lepelletier, sont le premier acte public portant comme condition à l'ouverture d'une rue à Paris la construction d'un trottoir avec bordures en pierre.

A lire également nos précédents billets sur le sujet, notamment : La nouvelle valeur des espaces publics ; La nouvelle économie du stationnementLa compétitivité des trottoirs, ou la privatisation de la ville saisie par le roman. Et, sur le basculement de la ville des infrastructures à la ville des usages, notre étude (réalisée avec Clément Fourchy et Nicolas Rio) sur les nouveaux modèles économiques urbains.

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