Deux textes sur la mutation de l'eau de service privé à service public :
« Lorsqu'en février 1778, les frères Perrier obtiennent des lettres patentes du roi Louis XVI pour une distribution d'eau potable à Paris, le système reste encore fruste. Ils doivent réaliser des machines élévatoires de l'eau de Seine, installer sous les rues des tuyaux de distribution et des regards. À partir de ces points, les ménages les plus aisés et disposant d'un réservoir dans leur logement seront approvisionnés par des porteurs d'eau ; pour les plus modestes, il est prévu une implantation de fontaines de distribution. On est encore très loin du service universel. La différence n'est pas seulement technique, elle tient aussi à la mise au point d'un corpus juridique ». A la fin du XIXème siècle, le mouvement hygiéniste conduit à la « prise de conscience du lien entre santé publique et eau potable ». Alors qu’en 1802, la consommation ne dépassait pas cinq litres par jour et par habitant à Paris, autour de 1860, les hygiénistes indiquent qu’il faut un minimum de cent litres par jour. « Ce changement de normas de consommation va conduire à requalifier le système juridique. Le système des bornes fontaines était adéquat à une économie de faible consommation ; l’eau à domicile implique un tout autre cadre et l’élargissement du service public à ce qui était autrefois qualifié de privé »
« Les pilotes invisibles de l’action public », de Dominique Lorrain, dans Gouverner par les instruments, sous la direction de Le Galès et Lascoumes, Les presses de Sciences Po, 2005

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« Les précurseurs [des compagnies privées de distribution d’eau] entament la première phase de leur expansion bien avant que le tournant hygiéniste manifeste ses premiers effets.
Le réseau d'eau est alors considéré comme une activité industrielle et commerciale nouvelle, qui entre en compétition avec d'autres modes d'approvisionnement et n'apporte somme toute qu'un bienfait limité à la collectivité. Aussi bien la New River (1619) que la Manhattan Company (1799) ou la Compagnie des eaux de Paris des frères Périer (1778) débutent leurs activités dans un contexte pré-hygiéniste où la question de l'approvisionnement en eau n'est pas encore devenue une question politique, qui intéresse au premier chef l'ensemble de la collectivité, ses membres et leurs représentants. Ce qui confère peu de devoirs, en termes de desserte, de rythme d'investissements ou de tarifs, à ces entreprises qui ne se déploient que dans une logique strictement commerciale. Les autorités publiques voient d'un bon œil la création de ces compagnies.
Elles sont souvent prêtes à leur accorder des conditions spéciales pour qu'elles puissent exercer leurs activités dont elles attendent une amélioration des quantités d'eau mises à la disposition des habitants dans des villes qui connaissent des situations peu satisfaisantes en la matière, mais sans que cela prenne un caractère d'urgence ou de nécessité absolue. Il faut plus d'eau, certes, mais ce n'est pas pour autant une question prioritaire. D'où, probablement, la facilité avec laquelle ces compagnies privées d'eau entrent en relation avec les villes et s'y implantent, à des conditions souvent désavantageuses pour ces dernières, qui n'y accordent pas grande importance (les abonnés sont peu nombreux, les autres modes d'approvisionnement très actifs, le réseau encore loin d'être incontournable pour donner de l'eau aux habitants).
Puis l'eau devient une question centrale pour de très nombreuses villes. Cette transformation intervient dans le courant de la décennie 1830. L'accélération du rythme de l'urbanisation, l'industrialisation et la lente mais inexorable pénétration des idées hygiénistes incitent de plus en plus d'autorités publiques à considérer le réseau d'eau comme une infrastructure indispensable. D'autant plus que l'arrivée du choléra en 1832 puis sa résurgence périodique tout au long du siècle exigent des changements et nécessitent l'accélération de la construction d'équipements capables d'amener de plus grandes quantités d'eau (si possible moins polluée). Les municipalités, comme les observateurs de l'époque, sociétés savantes ou organes de presse, associent plus étroitement accès à l'eau, hygiène et santé publique. (…). La politique de l'eau, sa traduction en efforts d'investissement, en décisions d'implantation du réseau, en rythme de développement des abonnés, devient un enjeu majeur pour les villes, soucieuses de la santé de leur population, mais aussi de leur attractivité et de leur vitalité économique et commerciale. Il faut donc que les autorités municipales s'assurent que le service d'eau fonctionne de manière efficace et que rien ne vienne faire obstacle à son expansion. Dans ce contexte, l'intervention privée apparaît moins adaptée, plus difficile à justifier. Comment accepter que les compagnies privées, jouissant d'une position de monopole, planifient leurs investissements et fixent leurs tarifs en fonction des exigences financières qui les guident, alors que l'eau est devenue une question de santé publique ? N'est-il pas plus juste et plus efficace que l'eau soit directement gérée par la ville qui sera, elle, uniquement guidée dans ses actions par les exigences d'intérêt général et d'amélioration du bien-être des habitants ? Cet argument explique sans aucun doute pourquoi de nombreuses villes ont choisi de reprendre leur service d'eau en régie directe, en particulier pendant la période du « socialisme municipal ».
L’entrepreneur et le Prince, Christophe Defeuilley, Les Presses de Sciences Po, 2017
Egalement :
« La seconde condition pour qu’un service public puisse être qualifié de SPIC tient à l’origine des ressources. Un SPIC doit être financé pour l’essentiel par les redevances payées par les usagers en contrepartie de la prestation qui leur est fournie. La redevance perçue est calculée de manière à correspondre au coût réel du service. Par conséquent, un service public gratuit (école) ne peut être considéré comme un SPIC. Au contraire, un SPA sera principalement financé par des recettes fiscales ou par des subventions. Selon son mode de financement, une même activité de service public peut être considérée soit comme un SPA soit comme un SPIC. Par exemple le service public d’enlèvement des ordures ménagères est considéré comme un SPA lorsqu’il est financé par une taxe d’enlèvement des ordures ménagères ; il est considéré comme un SPIC lors qu’il est financé par une redevance d’enlèvement des ordures ménagères. Dans ce cas la redevance est proportionnelle au service rendu alors que dans le cas précédant la taxe est proportionnelle aux capacités du contribuable »

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