Rez-de-ville, rez-de-chaussée, et rez-de-trottoir

A lire, le passionnant dossier que la Revue Urbanisme consacre dans son dernier numéro au “droit au rez-de-ville”.

Coordonné par David Mangin et Rémi Ferrand dans le cadre d’un programme de recherche international, il propose un “exclusif et passionnant tour du monde des formes urbaines des rez-de-ville, d’Ahmedabad (Inde) à Santiago (Chili) en passant par São Paulo (Brésil), Rabat-Salé (Maroc) et Cotonou (Bénin)” (c’est le rédacteur en chef, Antoine Loubière, qui l’écrit, mais on partage son avis).

On y trouvera notamment une interview de Flore Trauttmann et Vincent Josso (Le Sens de la Ville), qui voient le rez-de-chaussée comme comme “un volume capable de réinvention des communs qui est potentiellement extrêmement riche”, ou encore une description des “void decks” et “pilotis” de Singapour, et aussi, hors dossier, une très belle interview de François Chaslin.

Quant à notre objet urbain favori, le “trottoir”, il y est évoqué à sept reprises :

– page 24, dans l’article sur Mexico et Buenos Aires : “Dans tous ces cas, un nombre considérable de rues ont été rendues piétonnes ou à circulation limitée grâce au nivellement des chaussées et des trottoirs, ainsi qu’à la mise en place d’un mobilier urbain de qualité et à des plantations”.

– pages 38 et 39, dans l’article “Informalités dans les Suds”, de Sylvie Jaglin et João Sette Whitaker Ferreira : “De multiples interfaces fonctionnelles de l’économie de service sont aussi visibles dans et depuis les rez-de-ville. Tirant parti des discontinuités des réseaux conventionnels (opportunités de marché) et exploitant les supports matériels de la rue (façades, poteaux, caniveaux, boîtes à compteurs, trottoirs parfois, lampadaires, etc.), les infrastructures informelles se déploient dans les entre-deux des espaces non bâtis, qui permettent d’aménager l’accès aux clients, riverains et occupants temporaires, tout en palliant leur modeste capital technique”. Et un peu plus loin : “Les rez-de-ville s’animent de diverses activités commerciales, ponctués d’échoppes informelles obstruant les trottoirs où se vendent fruits, légumes, télé- phones portables et accessoires divers, le tout sous la constante vigilance des agents des marchés illégaux”.

– page 44, dans l’article “Espace public, espace privé”, sur Rabat : “De la campagne vers la ville, c’est la devanture et le nombre d’étages qui informent sur la nature d’un quartier. Des souks de Salé aux galeries marchandes du quartier Hassan-II, les commerçants de la capitale installent leurs étals sur les trottoirs, voire sur les chaussées, et les marchandises débordent des boutiques en fonction de la place disponible”. (…) Ailleurs, les rues se ferment et laissent place au marché, les terrasses des restaurants s’étendent et des stands s’installent sur les places dédiées aux voitures. S’il existe à Rabat des quartiers où la limite entre trottoir privé et public semble ambiguë, elle n’en est pas moins inexistante. Il s’agit souvent d’espace public obéissant à des règles particulières d’installation ; règles assouplies lors de la mise en place des marchés”.

– page 46, dans le même article, cette fois-ci sur Ahmedabad : “Les maisons traditionnelles des pols disposent à l’avant d’un seuil habité marquant ainsi la transition entre espace public et privé. Dans les faubourgs et le long des grandes avenues, selon les modèles européens, les logements se sont déportés aux étages laissant le rez-de-chaussée libre pour y implanter des commerces. Les trottoirs sont progressivement occupés par différentes bandes parallèles : extension des logements, cellules de commerces et d’artisanat, boutiques, services et bande d’interface riveraine. Sur cette dernière s’installent des colporteurs s’adressant aussi bien aux riverains qu’aux flux routiers”.

– page 48, dans le même article sur Paris : “Les trottoirs équipés de mobilier urbain ou occupés par des terrasses (figure classique de l’espace public parisien) obéissent à des règles de concession aussi strictes que précises. Les commerçants doivent veiller à laisser une largeur de passage suffisante (souvent égale à 1,6 m) et toutes les occupations accordées ne peuvent excéder un tiers de la largeur utile du trottoir“.

– page 62, dans l’article “Projeter et dessiner les rez-de-ville”, de David Mangin : “Ces bandes de trottoirs peuvent s’élargir pour répondre aux impératifs de la voiture. Celle-ci nécessite souvent le stationnement provisoire des clients de passage mais aussi des habitants et des commerçants. Ces stationnements se gagnent aussi à l’intérieur des parcelles lorsque les bâtiments, pavillons ou immeubles sont en recul de l’alignement officieux ou officiel. Les reculs, à l’origine des terrains vagues, jardins ou des cours, se transforment en places de stationnement qui nécessitent environ 5 m. Cette bande de 5 m, qu’on peut observer aussi dans les quartiers pavillonnaires, peut être le lieu de multiples usages : parkings privés, installation de commerces, systèmes de sécurité, extension de logements, services liés à l’automobile, parkings de fast-food et de supérette…”.

 

Ceci dit, neuf occurrences du terme “trottoir” dans un dossier de 40 pages, c’est assez peu. Ah ! pauvre trottoir si mal considéré pour lui-même ! Et, en tout cas dans ce dossier, plus souvent dans les pays “du Sud” que pour les pays européens.

Ce détour par les villes d’Afrique ou d’Asie est très intéressant car il permet d’insister sur une dimension assez universelle : la porosité “public”/”privé” de cet espace. C’est ce qui explique que David Mangin ouvre sur la notion de commun (et, au passage, nous cite, on l’en remercie) : “À la fin du siècle dernier, avec l’idée des « communs » sont apparues de nouvelles visions de la propriété collective. Certes expérimentale, cette catégorie reste à ce stade cantonnée à l’urbanisme transitoire, événementiel. Elle engage cependant des possibilités de cogestion tentant de réduire la part de plus en plus hégémonique des copropriétés dans des privatisations qui ont davantage des effets de club exclusif qu’inclusif comme le montre Éric Charmes. Par ailleurs, l’intrusion numérique capte le chaland et introduit dorénavant une catégorie de l’intime qui efface les limites public/privé, via les data, la vidéosurveillance… Ce déplacement a été très bien analysé par Isabelle Baraud-Serfaty et énoncé par Renaud Le Goix : « La création de valeur ne porte plus tant, pour ces opérateurs, sur le foncier (l’amont) ou la commercialisation des mètres carrés, que sur les usages (l’aval) […] l’ubérisation de l’économie urbaine est aussi une mise en valeur d’espaces de circulation dont l’usage est pour l’instant essentiellement vu comme gratuit, à l’exception notable du système de concessions des bars, kiosques et restaurants qui empiètent sur l’espace public […] La problématique est déplacée de la propriété de l’espace à la question de l’accès à celui-ci, dans une concurrence très forte entre les usages » (Libération, 3 octobre 2019)”.

 

A noter que la plupart des immeubles sont bien souvent plus en “rez-de-trottoir” qu’en “rez-de-chaussée”, comme le rappelle Jean-Philippe Antoni dans son “Lexique de la ville”, à l’entrée “rez-de-chaussée” :

Étage situé à la limite inférieure de la ville, au niveau de la rue, généralement posé sur le sol. Dans la mesure où il donne sur la rue (et généralement plus sur le trottoir que sur la chaussée en elle-même), le rez-de-chaussée dispose d’une accessibilité particulière, autant pour les automobilistes que pour les piétons. Il se double de surcroît d’une visibilité spécique (à hauteur d’oeil) et constitue le niveau 0 des bâtiments (ou R sur les plans et les coupes d’architectes), à partir duquel les étages s’incrémentent (R+1, R+2, R+3, etc). Le rdc apparaît ainsi comme l’étage “noble” (piano mobile en italien) des villes, identifé par la bourgeoisie urbaine comme l’espace des réceptions et du bon goût”, souvent pour l’unique raison qu’il est accessible sans l’effort des escaliers (situation qui changera radicalement avec la généralisation des ascenseurs). (…) Dans les maisons individuelles des périphéries périurbaines, le rdc constitue également un accès à privilégier, qui permet de profiter de l’espace de plain-pied (sans escalier) : on parle d’ailleurs également de rez-de-jardin (quand l’espace ne donne pas sur la rue ou la chaussée, mais sur un jardin) (Antoni, 2009, pp.143-144).

 

Enfin sur ce sujet des rez-de-ville, on signalera cette publication de 2017 de Sidewalk Labs (la structure de Google qui développe le controversé projet de Toronto), qui explore 5 scénarios sur : “Street Life after retail”.

Le scénario 5, notamment, revient lui aussi sur le rez-de-ville comme “commun”, et s’intitule “Community Commons”:

In the digital economy, work can be done from anywhere — and often is. At the same time, private and public realms are melding. Coffee shops now resemble living rooms; restaurants feel like home kitchens; co-working spaces have replaced the home office. The café is increasingly an everything space, where one can go to drink, eat, socialize, or even work. As rising rents force city residents into smaller living spaces, amenities that once characterized the private sphere must increasingly be shared.

In this scenario, a legislated tax-penalty for street-level vacancies encourages the leasing of spaces once devoted to ground-floor retail to community organizations, which may or may not use that space to sell anything at all. Renters band together to turn the ground floors of their apartment buildings into a string of common spaces; once-vacant storefronts now host a daycare, a senior health center, a space for receiving or returning online purchases, or anything else the neighborhood needs. The street becomes a vehicle for grassroots collaboration, potentially enhanced by digital social networking tools. Call it the anti-retail movement.*

On en reparle lundi avec La Fabrique de la Cité : ici.

*Traduction (à l’aide de… Google Translate) :

Dans l’économie numérique, le travail peut être fait de n’importe où – et c’est souvent le cas. Dans le même temps, les domaines privé et public se confondent. Les cafés ressemblent maintenant à des salons ; les restaurants se sentent comme des cuisines à la maison ; les espaces de coworking ont remplacé le bureau à domicile. Le café est de plus en plus un espace à tout faire, où l’on peut aller boire, manger, socialiser ou même travailler. Alors que la hausse des loyers force les citadins à vivre dans des espaces de vie plus petits, les équipements qui caractérisaient jadis la sphère privée doivent de plus en plus être partagés.

Dans ce scénario, une pénalité fiscale prévue par la loi pour les postes vacants au niveau de la rue encourage la location d’espaces autrefois consacrés au commerce de détail au rez-de-chaussée à des organismes communautaires, qui peuvent ou non utiliser cet espace pour vendre quoi que ce soit. Les locataires se regroupent pour transformer le rez-de-chaussée de leurs immeubles d’appartements en une série d’espaces communs ; les devantures autrefois vacantes abritent maintenant une garderie, un centre de santé pour personnes âgées, un espace pour recevoir ou retourner des achats en ligne, ou tout ce dont le quartier a besoin. La rue devient un véhicule de collaboration populaire, potentiellement renforcée par des outils de réseautage social numérique. Appelez cela le mouvement anti-vente au détail.