Interdépendances et dépassement de l’approche “finances locales”

Ce jeudi et ce vendredi se tenaient à Nantes les Journées Nationales de France Urbaine, l’association des métropoles, communautés urbaines, communautés d’agglomération, et grandes villes. Elles réunissaient notamment Johanna Rolland, Maire de Nantes et Présidente de l’Association, Nathalie Appéré, maire de Rennes, Grégory Doucet, maire de Lyon, Martine Vassal, présidente de Marseille-Aix-en-Provence Métropole, Anne Hidalgo, maire de Paris, et pour clore le Premier Ministre.

Nous avons eu le plaisir d’intervenir à la première séquence en plénière, une table-ronde 100% féminine (une rareté à entendre les réactions étonnées !), aux côtés d’Aziza Akhmouch, Cheffe de la division « villes, politiques urbaines et développement durable » de l’OCDE, Hélène Peskine, secrétaire permanente du PUCA, et Catherine Sabbah, Déléguée générale de l’Institut Des Hautes Etudes pour l’Action dans le Logement (IDHEAL).

Cette table-ronde et la suivante peuvent être vues en replay ici.  

Ci-dessous, on a retranscrit nos propos, lesquels s’appuient en partie sur nos travaux conduits avec Espelia et Partie Prenante sur les nouveaux modèles économiques urbains, financés par l’ADEME, la Banque des Territoires, et le PUCA.

Première prise de parole

Au cœur des nouveaux modèles économiques, il y a la question des interdépendances et j’aimerais revenir sur ce terme qui a été à plusieurs reprises évoqué par les autres intervenantes.

Ces interdépendances, cela a été dit, elles sont notamment territoriales et en termes d’acteurs. Mais de fait elles sont beaucoup plus larges et, en particulier, elles reposent sur des modes de vie, des manières de travailler, des modes de déplacement, des systèmes de financement, etc. auxquels on est tellement habitués qu’on ne se rend plus compte d’à quel point ils participent du système.

En guise d’illustration, on peut prendre l’exemple du périurbain. Le « modèle pavillonnaire” résulte bien-sûr des aspirations des habitants à avoir une maison individuelle, avec un jardin, dont ils sont pleinement propriétaires, mais il repose aussi sur d’autres éléments : un espace naturel considéré comme abondant (l’objectif du ZAN est tout récent) ; des modes de vie où le soir on mange et dort chez soi et le jour on travaille au bureau ; un système de mobilité pour se rendre justement au bureau qui repose sur la voiture individuelle et des routes et des places de stationnement largement gratuites parce que financés par l’impôt ; un système de prêts bancaires adossé à un mode dominant d’emploi, qui est le salariat qui permet de disposer de revenus en progression faible mais régulière, ce qui permet d’emprunter pour acheter son logement. Et on pourrait citer encore plein d’autres éléments.

Ainsi le péri-urbain montre bien que ces interdépendances sont multiples. Et quand c’est le cas, il suffit qu’une seule composante du système bouge pour que tout bouge… voire se grippe. C’est ce qu’a démontré le mouvement des « gilets jaunes » qui est né au départ d’une simple hausse du prix de l’essence, qui leur a fait craindre que tout leur mode de vie ne s’effondre.

Or ces composantes de systèmes qui bougent, voire ces grippages dans le système, vont être de plus en plus nombreux sous l’effet de transitions qui se combinent. Il y a bien sûr la crise sanitaire (cf. titre table ronde), mais il y a évidemment la transition écologique et aussi la transition numérique, dont il faut bien avoir conscience (cf. Dominique Cardon) qu’elle n’est pas juste technique mais de nature anthropologique : on ne se déplace plus, on ne travaille plus, on ne se rencontre plus, on n’apprend plus, on ne fait plus ses courses de la même manière qu’il y a dix ans… On peut faire le test avec la salle : qui n’a pas un smartphone dans sa poche ? (personne ne lève la main).

L’image qui me paraît bien refléter la situation dans laquelle on est, c’est celle des mobiles de Calder (je pense que vous avez tous en tête les sculptures de cet artiste américain), ces mobiles qui gardent leur harmonie et leur cohérence même quand un souffle d’air les fait bouger.

De la même manière, jusqu’à présent, on avait des systèmes urbains qui tenaient plus ou moins en équilibre (malgré toutes les limites évoquées, comme la question des inégalités évoquée par Aziza). Désormais, il me semble que l’enjeu de l’action collective est de faire en sorte que les systèmes urbains retrouvent leur équilibre quand souffle le vent des transitions.

Alors, comment faire ?

D’abord, je crois qu’il faut s’attacher, pour une collectivité donnée, à révéler et cartographier finement les interdépendances sur son territoire.

Ensuite et surtout, parmi les composantes des systèmes urbains, il y a bien-sûr l’acteur public, c’est-à-dire : VOUS. Votre rôle est évidemment structurant et vous participez largement à la fourniture de nombreux services sur votre territoire, qu’il s’agisse de la distribution de l’eau, de la collecte des déchets, de la réalisation et l’entretien des espaces publics, de la production de logements sociaux, etc.. Mais de la même manière que tout bouge, il faut accepter que votre rôle bouge.

Ce qu’on constate depuis quelques années, c’est que de plus en plus d’acteurs privés participent à la délivrance des services aux habitants des villes. Il y a bien sûr tous les nouveaux entrants liés à la révolution numérique : Uber, Waze, Citymapper, Google maps, dans le domaine de la mobilité, mais aussi Amazon auxquels les habitants des villes ont recours pour faire les courses sans se déplacer, Deliveroo ou Uber Eats pour se faire livrer son repas. On peut citer aussi le Bon Coin qui peut être vu comme un acteur majeur de l’économie circulaire ou encore Doctolib comme acteur désormais incontournable de l’offre de santé publique locale. Et puis il y aussi une multiplication des tiers acteurs avec de plus en plus de collectifs qui souhaitent prendre en charge une partie du fonctionnement urbain : des associations de jardins partagés, des cafés associatifs, des coopératives pour fournir l’énergie….

Et donc pour le dire en un mot : vous n’êtes plus le fournisseur exclusif de services aux habitants des villes, et vous avez de plus en plus d’interdépendances avec ces autres acteurs. Donc il y a transition post covid, la transition écologique, la transition numérique, mais il y a aussi une transition des modes d’actions publics locaux à opérer. Avec deux enjeux :

Premier enjeu : les collectivités doivent apprendre à gouverner différemment : on ne gouverne pas de la manière des écosystèmes d’acteurs que des opérateurs classiques dans le cadre d’outils de la commande publique. Sur ce point, je me permets de vous renvoyer à l’étude évoquée plus haut (Nouveaux modèles économiques urbains).

Deuxième enjeu, que Johanna Rolland a évoqué en introduction et sur lequel je me permettrais de revenir par la suite si vous le souhaitez, c’est que la crise sanitaire va certainement conduire à une certaine tension sur les finances publiques et notamment sur les finances locales. Or la question du financement de l’action publique est un sujet majeur.

Alors on peut faire comme en 2014 : les collectivités qui se tournent vers l’Etat et qui réclament plus de dotations. Mais d’une part, je ne suis pas sûre que l’Etat ait les moyens financiers de le faire. Et d’autre part, je pense que précisément, en lien avec la nécessité de repenser le modèle d’action public, il faut repenser le modèle financier qui va avec. Au risque d’être un peu provocatrice (mais je me permets d’autant plus de le dire que j’ai commencé mon parcours professionnel comme consultante en finances locales), le système des finances locales n’est plus adapté à la situation actuelle. Il faut réinventer une approche financière des collectivités locales qui soit plus en lien avec le changement de système urbain que nous vivons. Si vous voulez j’y reviendrai.

Deuxième prise de parole

Il y a une manière de définir la transition écologique que j’aime bien, qui énonce que : « Avant, l’homme était rare et la nature abondante. Maintenant, c’est l’inverse. La nature est rare et l’homme abondant » (Jean-Michel Séverino, ancien patron AFD). C’est le constat de cette inversion des raretés qui est à l’origine de la prise de conscience écologique.

Qui dit inversion des raretés, dit inversion des valeurs. Ce qui est rare est cher. On voit bien ainsi que la transition écologique implique une transition financière. L’enjeu est d’avoir les outils d’action, et notamment d’action publique, qui permettent de traduire cette inversion des valeurs et de rendre possible cette transition financière. C’est une des pièces du puzzle des systèmes urbains.

Aujourd’hui, le cadre d’action financier des collectivités locales, c’est le cadre des finances locales, et notamment le budget. Ce cadre, comme tout cadre comptable, il est loin d’être neutre et il traduit de facto une représentation du monde. Or cette représentation du monde, il me semble qu’elle présente au moins 3 limites dans le nouveau contexte de délivrance des services urbains que j’ai décrit tout à l’heure. Je vais volontairement forcer le trait et être un peu caricaturale, mais c’est pour essayer de mieux vous interpeller.

Premier élément de représentation du monde qui est une première limite : l’approche « finances locales » est très collectivité-centrée. Elle considère de fait que la collectivité est le principal fournisseur des services aux habitants des villes. Or, comme on l’a vu, ce n’est plus le cas. Il est alors nécessaire d’avoir une approche consolidée du financement des services urbains, qui donne à voir simultanément ce qui est pris en charge par la collectivité, ce qui est pris en charge par les satellites de la collectivité, ou encore ce qui est pris en charge par d’autres acteur.

De même, on raisonne souvent comme si la collectivité était présente sur toute la chaîne de valeur d’un service, or parfois la collectivité n’intervient que sur un maillon de cette chaîne. Donc si on veut optimiser financièrement son intervention, il faut intégrer ce qui se passe en amont ou en aval.

Par exemple, si on veut optimiser la participation financière qu’une collectivité verse à une opération d’aménagement, cela suppose de comprendre les hypothèses qui ont été faites en matière de densité de l’opération ou de prix de sortie des programmes. Et donc il faut outiller les élus sur la compréhension de ces variables en même temps qu’on leur demande d’examiner le budget.

Deuxième élément de représentation du monde : l’approche finances locales est une approche très focalisée sur les flux de dépenses et de recettes. Elle a tendance à oublier que ces dépenses et ces recettes sont avant tout fonction de l’offre de service que la collectivité veut proposer, ce qu’on peut appeler la « proposition de valeur ». Or il semble bien que les attentes des habitants vis-à-vis de l’action publique évoluent : d’une part, les collectivités locales sont sollicitées sur tous les fronts, et en même temps les habitants ne leur demandent pas forcément de tout prendre en charge par elles-mêmes ; d’autre part, le service que doit rendre la collectivité dépend largement de ce qui est proposé par ailleurs.

On le voit par exemple dans le secteur de la mobilité : il y a plein de nouvelles formes de mobilité qui apparaissent (trottinettes électrique, vélos en libre-service, offres de covoiturage, etc.) et le rôle de la collectivité est sans doute moins d’être le fournisseur de ces offres que de mettre en cohérence les offres proposées et de s’assurer qu’elles respectent les principes fondateurs du service public : continuité, égalité, mutabilité (les fameuses lois de Rolland qui sauf erreur n’ont rien à voir avec Johanna Rolland !). Et donc il y a un enjeu de penser non pas seulement les recettes en fonction des dépenses ou les dépenses en fonction des recettes, mais de bien penser le triptyque : dépenses / recettes / proposition de valeur.

Troisième élément de représentation du monde : l’approche finances locales est très focalisée sur les flux et très peu sur les actifs que les collectivités détiennent. Or ces actifs peuvent constituer d’importants gisements de valeur. Il faut que les collectivités prennent conscience qu’elles disposent d’un atout majeur : elles détiennent bien souvent des actifs qui sont des ressources clés pour les nouveaux acteurs qui délivrent des services aux habitants des villes.

Par exemple, Aziza Akhmouch a beaucoup parlé de l’importance de la proximité et de l’espace public, qui, en général, appartient aux collectivités locales. Or ce qu’on voit, c’est ce que cet espace public, et notamment le trottoir, est de plus en plus convoité sous l’effet des transitions écologique et numérique. Par exemple, les opérateurs de logistique urbaine ont besoin de l’espace public, et notamment de la bordure de trottoir, pour stationner leurs camionnettes de livraison et accéder aux portes d’entrée des maisons ou immeubles. Donc cela pose la question de savoir s’il est pertinent que des opérateurs comme Amazon ne payent rien pour cette ressource-clef qu’ils utilisent (sur ce sujet, voir notre infographie).

On peut aussi prendre l’exemple des collectivités qui détiennent des équipements publics (gymnase, terrain de sport, piscine…) qui sont nécessaires pour les nouveaux opérateurs d’offres scolaires, comme les écoles hors contrat. Et donc ces équipements constituent une manière de contrôler ces opérateurs. Ces actifs clefs constituent aussi un levier de régulation.

C’est en prenant conscience que certains actifs qu’elle détient sont des ressources-clefs pour certains opérateurs que la collectivité pourra peser dans la négociation et contraindre l’opérateur le cas échéant à réorienter son action vers l’intérêt général du territoire. Il faut valoriser les actifs détenus par la collectivité à hauteur de l’enjeu stratégique qu’ils constituent pour les autres acteurs de l’écosystème.

En conclusion et en résumé, je formule deux interpellations. D’abord, il faut dépasser l’approche « finances locales » pour s’ouvrir sur une approche plus large du financement des services urbains (par la collectivité et ses partenaires). Ensuite, il faut que les collectivités aient une approche plus stratégique de leur action. La stratégie c’est l’art d’allouer des ressources rares. Or, avec la transition écologique, de nouvelles raretés apparaissent, et il faut prêter attention à ces nouvelles raretés. Ces raretés, ce sont les ressources naturelles, l’argent public et… (je ne résiste pas au plaisir de vous citer ma ressource rare préférée) le trottoir !

 

A lire également : l’étude « Territoires urbains – Portrait financier ».