Instantanés de Dakar et sa banlieue (2) : moutons de Tabaski, espaces extérieurs des maisons, inondations et trottoirs

Ce billet rapidement rédigé n’a pas d’autre prétention que de nous permettre de garder en mémoire quelques éléments de décryptage de ce que nous avons pu observer lors de notre séjour à Dakar, en marge d’une mission sur le montage des projets urbains au Sénégal (mission pour la Banque Mondiale et l’UEMOA – Espelia Mandataire). Un grand merci à Lucie Crotat, experte urbaine basée à Dakar, pour avoir été une guide précieuse et avoir aiguisé notre regard. Ce billet fait suite à un premier sur : “Aviculture péri-urbaine, promoteurs immobiliers et KFC.

A votre avis, sont-ce des moutons ou des chèvres sur la photo ? Faute de laine frisée, les moutons sénégalais ne sont pas si facilement identifiables (mais, paraît-il, on les distingue à la taille et à la queue – queue tournée vers le bas pour les moutons, queue tournée vers le haut pour les chèvres).

Cette photo a été prise dans les “Parcelles assainies”.

Cette commune est l’une des 19 communes de Dakar. Sa création a démarré en 1974 sous l’impulsion de l’État du Sénégal et de la Banque Mondiale et fut l’un des premiers parmi plusieurs centaines de projets du dit « Site et Service » de la Banque Mondiale qui marquait son entrée dans le secteur de l’aide urbaine au développement. “Le projet des Parcelles Assainies était basé sur la baisse des coûts de loyer, par la réduction de la taille des parcelles à 150m², et celle des standards d’équipements. Au total, 10.500 parcelles ont été aménagées sur 300 hectares. Le projet avait prévu l’aménagement de 35 parcelles à l’hectare, 10 personnes par parcelle, soit 350 personnes par hectare. Créée pour désengorger le centre-ville, les Parcelles Assainies constituent aujourd’hui un espace très cosmopolite du point de vue sociodémographique. Avec sa position géographique notamment une localisation à cheval entre le centre-ville de Dakar et la banlieue ainsi que son accessibilité, la commune des Parcelles Assainies a attiré progressivement certaines populations et elle comptait en 2013, 10.944 concessions avec 27.922 ménages – Source wikipedia.

Cette photo a donc été prise dans les “Parcelles assainies” mais on en trouve partout, y compris sur les quartiers plus centraux de la ville, dont le Plateau (d’où le foin dans la rue pour les nourrir).

La question du mouton est un véritable enjeu de conception des logements. Une des difficultés des développements urbains en cours est que la conception des logements programmées ne correspond pas aux attentes de la population, précisément du fait de l’absence de prise en compte que les Sénégalais ont souvent un ou plusieurs moutons chez eux.

Ce sujet est notamment pointé dans une très intéressante étude réalisée par Nzinga B. Mboup et Caroline Geffriaud, deux architectes vivant et pratiquant à Dakar, sur le logement : “Habiter Dakar“, qui a donné lieu à une exposition virtuelle au Goethe Institut.

Leur travail « explore les frontières poreuses entre l’espace domestique et son pendant public et collectif pour contribuer à l’invention de logements mieux adaptés à leurs habitants ».

Extraits :

Dakar, capitale du Sénégal, rassemblant environ 1.056.000 habitants (pour la seule ville de Dakar et jusqu’à 3 215 255 pour toute la région urbaine), soit plus de 6.5% de la population sénégalaise, s’est construite au fil d’événements historiques majeurs.

Chaque habitant peut en être témoin, l’espace public dakarois est aujourd’hui extrêmement dégradé. Cette situation peut s’expliquer par le débordement foncier, l’omniprésence des voitures, l’occupation illégale des commerces, l’annexion par toutes sortes d’activités connexes (chantiers, ateliers), etc…. Tout ceci contribue à la saturation de l’espace public, laissant peu de place aux habitants et à la vie communautaire.

D’autre part, les espaces domestiques débordent dans l’espace public. Faute de place, la pratique de certains rites exceptionnels ou évènements tels que le sacrifice du mouton à la Tabaski, les mariages ou les enterrements, s’organisent sur la chaussée. Plus régulièrement, la rue sert aussi de terrain de jeux pour les enfants, de salle de sport ou de lieu de discussion et de réunion de la communauté.

Au-delà de l’impact négatif sur le fonctionnement urbain au sens large, cela démontre à quel point ces activités sont essentielles à la vie communautaire puisqu’elles trouvent leur place quoi qu’il en soit et cela même dans un contexte défavorable.

En attendant que les autorités locales régulent les débordements, pourquoi les habitants ne s’organiseraient-ils pas entre eux pour recréer ces espaces de vie partagés ?

Gradations des espaces extérieurs

Suite à cette analyse historique, nous avons cherché à déterminer quels étaient les usages encore pratiqués dans les espaces extérieurs privatifs aujourd’hui. Ces usages qui relèvent de la domesticité, se pratiquent souvent aujourd’hui dans la rue. Ce glissement vers la sphère publique participe à l’inconfort des habitants et à l’encombrement et la dégradation de l’espace public. Nous proposons ci-dessous de les classer sur l’échelle de l’intimité, de l’usage le plus privé qui se pratique seul ou avec la famille nucléaire à l’usage le plus public de la discussion avec le gardien ou le voisinage direct.

Ëttu Ginnaaw / terrasse

Il s’agit d’une sorte de cour arrière ou relativement démarquée du reste des espaces de vie tels que le salon ou l’espace familial, et qui peut néanmoins être accessible depuis la cuisine. C’est un espace de service où se déroulent des activités telles que le lavage et le séchage du linge ou la vaisselle autour d’un point d’eau et bac évier qu’on appelle « Mbalka ». Même lorsque l’on trouve une cuisine « moderne » dans les maisons, culturellement, les activités qui produisent des nuisances se font de préférence à l’extérieur. Le Ëttu Ginnaaw sert de lieu pour écailler le poisson, dépecer le mouton de tabaski ou faire ses ablutions. La présence d’un robinet dans cet espace est une nécessité absolue.

Un espace qui regroupe des fonctions similaires dans le logement collectif est la toiture terrasse qui sert au quotidien comme un espace de service. On y retrouve régulièrement un point d’eau et/ou un « mbalka » et des lignes pour étendre le linge. La terrasse est souvent le seul espace extérieur utilisable dans la maison ou l’immeuble et peut également servir de lieu pour garder les moutons et occasionnellement y organiser des cérémonies où l’on reçoit un large groupe de personnes.

Comme pour les poulets, « l’approvisionnement d’une ville telle que Dakar en moutons de Tabaski se présente ainsi comme un exemple concret de l’évolution contemporaine des relations villes – campagnes en Afrique subsaharienne où le taux de croissance urbaine est particulièrement élevé (de l’ordre de 3 à 4 % par an). La question posée est celle des effets de l’urbanisation et de l’évolution des modes de vie et de consommation sur l’organisation spatiale des systèmes de production et des dispositifs marchands, et plus généralement sur l’aménagement du territoire. L’analyse tentera de trouver un chemin entre deux hypothèses fréquemment opposées, l’une supposant des systèmes de production résilients et peu réactifs aux stimulations des marchés urbains, et l’autre selon laquelle le poids croissant des marchés urbains suffit à stimuler et à orienter les systèmes productifs et marchands” (Source : “Des moutons pour la fête : l’approvisionnement de Dakar en moutons de Tabaski” – Oliver Ninot – Cahiers d’outre-mer – 2010).

La photo ci-dessus a été prise dans une rue adjacente à la précédente, toujours dans le quartier des Parcelles assainies. A droite, on voit que le “trottoir” est comme excavé. En fait, cela est du au fait que le niveau de la rue a augmenté sous l’effet de l’ensablement, qui lui-même résulte des remblais effectués pour lutter contre les inondations.

De manière générale, les inondations sont souvent le moteur des restructurations urbaines : “Plusieurs quartiers de la grande banlieue dakaroise ont subi durant les années 1990 notamment, des inondations qui ont poussé une partie des habitants à partir. En 2005, la situation s’est aggravée à un point tel que le gouvernement a décidé de lancer à Keur Massar un ambitieux programme de construction de logements en faveur des victimes des quartiers inondés, dénommé « Plan Jaxaay ». (…) En contrepartie de l’attribution d’un nouveau logement, les bénéficiaires devaient définitivement quitter leur quartier. En effet, l’autre objectif du Plan Jaxaay, en plus de « recaser » décemment les inondés, était d’assainir durablement les zones inondées de la région de Dakar et des autres villes de l’intérieur, en vue de les utiliser à d’autres fins (agriculture urbaine en particulier). En 2012, suite à de graves inondations qui ont fait plus d’une vingtaine de morts et des centaines de sans-abri, relogés dans des écoles et des centres d’hébergement improvisés (comme au Centre International de Commerce et des Échanges du Sénégal – CICES), le nouveau gouvernement a décidé de poursuivre « la logique du Plan Jaxaay », en tenant compte des imperfections et des éventuels problèmes de gestion du précédent gouvernement et de l’équipe chargée du programme. Il a en outre lancé un Plan décennal de Lutte Contre les Inondations (PLCI), dont l’objectif est d’anticiper (curage plus régulier des égouts et autres canaux d’évacuation des eaux pluviales, construction d’ouvrages de rétention ou de drainage, mais aussi construction de logements, …) au lieu d’agir uniquement quand la situation est grave”. (Source : “La politique de l’habitat au Sénégal : une mutation permanente” – Youssef Sané – Cahiers d’Outre-Mer – 2013.

Cette question des espaces extérieurs des maisons rejoint évidemment directement le sujet des trottoirs de Dakar. Nous vous recommandons à nouveau le très joli texte de Romana Nanga, déjà signalé dans un billet précédent :

“Celui qui passe une journée sur les trottoirs de Dakar, sait qu’ils sont bien plus que des lieux de passage. Les habitants de la ville ont su réinventer et mettre à profit ces portions d’espaces public et leur affecter des usages voire une valeur sentimentale”.

 

Pour lire notre précédent billet “Instantanés de Dakar et sa banlieue (1) : aviculture péri-urbaine, promoteurs immobiliers et KFC“, c’est ici.