Transition écologique et actifs échoués…. et “döstädning”

A lire dans une tribune du monde du 3 septembre 2021 et sur le site de Millénaire 3 les réflexions de Diego Landivar, Alexandre Monnin et Emmanuel Bonnet sur la “redirection écologique” de l’économie et les protocoles de renoncement : les enjeux de la transition vers le bas carbone et notamment la “trajectoire 1,5°C” vont nécessiter de fait des renoncements, qui vont eux-mêmes impliquer de changer les modèles économiques, les modèles d’actions, les modèles comptables, etc.

 

Extraits de la tribune dans Le Monde :

Nous voudrions défendre ici une hypothèse relativement naïve, mais qui pourtant semble peu évoquée : si nous ne parvenons pas à traduire les alertes climatiques et écologiques en actes concrets à la hauteur de ces enjeux, c’est parce que nous n’arrivons pas à « fermer les choses ». (…)

Pourquoi n’arrivons-nous pas à bien fermer les choses ? D’abord parce qu’un des traits anthropologiques majeurs des modernes est celui de « l’ouverture ». Héritage de notre front de modernisation, il sous-tend notre modèle de développement et nous conduit à penser le monde et ses situations écologiques critiques uniquement sous le mode du projet (administratif, économique, social ou technologique), de la gestion et de l’ingénierie. L’innovation, la création, la production seraient encore une fois les armes les plus évidentes pour dépasser la situation climatique et nous permettre de conserver notre modèle de développement. Cet élan de conquête cosmologique est quelque chose que l’on ne retrouve pas forcément dans d’autres sociétés où, parfois, une certaine sobriété, voire des peurs ou des interdits, empêche de penser le monde comme un champ naturellement fait de possibles à explorer et exploiter. (…)

Enfin, une difficulté majeure tient au fait que des millions de personnes sont aujourd’hui prises dans les ligatures de secteurs économiques condamnés par leur insoutenabilité matérielle ou leur incompatibilité écologique. Le problème central de l’écologie politique devrait être de sauver ces personnes. Aujourd’hui en France, un hypermarché fait vivre directement plus de 1 500 familles. Que proposer à ces 1 500 familles ? Nous pouvons attendre tous les rapports du monde, la réponse à cette question n’y sera jamais écrite, pas plus que le GIEC ne prend aujourd’hui position entre géo-ingénierie, transition ou décroissance.

 

Extraits de l’article dans Millénaire 3 :

En outre, un  protocole de « redirection écologique » étudie finement les dépendances associées à une industrie, afin d’en concevoir la fermeture. Celles-ci sont diverses : comme débouché pour les matières premières produites en amont, comme étape d’une chaîne logistique, comme producteur des biens dont notre confort dépend, comme employeur. Mettre les mains dans le cambouis de la fermeture et en déterminer les coûts, qu’ils soient sociaux ou économiques, invite à prendre en compte la diversité des réseaux et environnements dans lesquels l’acteur industriel s’inscrit,  une tâche qui ne saurait se faire de manière générique, mais qui implique l’étude et la compréhension des territoires.

Différents modes de « fermeture » existent déjà :

La séparation (vis-à-vis d’une entité, d’une usine, d’un site, par exemple à travers le démantèlement des contrats juridiques, des applications et systèmes d’information) ;

La liquidation et le démantèlement (plus rares, bien que désormais soutenues par l’État comme dans le cas des Usines Fagor à Lyon) ;

Ou encore la patrimonialisation (transformer la fonction, l’usage d’une infrastructure pour en faire un patrimoine culturel ou territorial, l’exemple de la Sucrière).

Les auteurs proposent d’en ajouter de nouveaux, parmi lesquels :

La défuturation, qui consiste à mettre en cohérence nos rêves technologiques avec des limites physiques et terrestres pour certaines indépassables ;

La désinnovation, qui correspond au démantèlement organisé qu’exige l’incompatibilité entre certains projets et les limites planétaires ;

Le désinvestissement redirectionniste, qui planifie la fermeture d’un projet incompatible avec les limites planétaires ;

Un protocole démocratique de renoncement, qui mène à abandonner et réaffecter une infrastructure, une activité incompatible avec les limites planétaires ;

Le reverse design, cette méthode qui cartographie les réseaux, afin d’identifier les nouvelles ingénieries nécessaires à leurs déconstruction ;

La désincubation, chargée de faire passer toute projection sous les fourches caudines des limites planétaires ;

Et l’émergence d’Arts et Métiers redirectionnistes, qui organiseraient la réaffectation du monde du travail, des systèmes de formation et des modes de représentation.

Cette question des « actifs échoués » sera largement évoquée dans l’étude « les nouveaux modèles économiques de la sobriété » (saison 4 de l’Etude sur les nouveaux modèles économiques urbains) que nous réalisons avec Espelia et Partie Prenante (étude en cours, avec première mise en débat de nos résultats intermédiaires mi-décembre). Un premier défi concerne les propriétaires de l’actif : comment pourront-ils supporter la baisse de valeur de leur actif ? Un autre défi concerne la collectivité, au sens large : les pertes de valeur des actifs échoués doivent-elles prises en charge par les seuls propriétaires de ces actifs ou bien, plus largement, par l’ensemble de la collectivité ? Dit autrement, comment répartir les surcoûts et/ou les manques à gagner provoqués par l’impératif de sobriété ? On le voit sur l’aménagement urbain, où l’objectif de sobriété foncière entraîne une hausse des coûts des opérations (dépollution, requalification du bâti existant, remembrement et relocalisation des occupants…) et un manque à gagner important (en déclassant certaines zones envisagées comme urbanisables). Ces coûts sont de mieux en mieux connus, mais la répartition de leur prise en charge reste pour l’instant un angle mort de la littérature existante.

 

Sources :

Crise climatique : « Nous devons apprendre à désinnover »” – Le Monde – 3 septembre 2021 – Diego Landivar, Alexandre Monnin et Emmanuel Bonnet

Veille M3 / Fermeture annoncée d’un monde « en ruines » : Quelle industrie à l’heure de l’Anthropocène ?” – Millénaire 3 – Lucas Piessat – 19 octobre 2021

 

Et aussi :

Dans un autre genre, mais où il est tout autant question de tri et de renoncement, on pourra lire le best-seller suédois “La vie en ordre” de Margareta Magnussin sur le concept suédois de “döstädning” (“rangement de la mort”).