Opinion de l’homme coupé en morceaux

Notre excellent ami l’Homme coupé en morceaux – et, entre parenthèses, c’est un vertueux citoyen, de jugement sûr et éclairé, que l’on consulte trop rarement – notre excellent ami l’Homme coupé en morceaux, donc, voulut bien nous donner son avis sur la meilleure manière d’obvier aux écrasements par automobiles.
« Le grand facteur du péril dans Paris, commença-t-il, c’est le trottoir, encore que ce mot soit pris inconsidérément : car le piéton n’y trotte pas, il piète.
– Mais le trottin ? objectâmes-nous.
– Le trottin ne trotte pas non plus, rétorqua avec sévérité l’Homme coupé en morceaux ; car cette progéniture de l’homme à pied (on désigne d’un vocable voisin celle du cheval) a pour fonction de le guider, l’entraînant à sa suite sans le « lâcher » ni distancer, quand il est devenu vieux. Ainsi, Antigone se fit une situation, conduisant Œdipe, de qui le sobriquet, renouvelé des Grecs, est le Pied-Enflé ou le Gros-Marcheur.
« Mais revenons à nos piétoirs. C’est le piétoir ou trottoir, donc, qui fait tout le mal, parce qu’il y a deux trottoirs. Le piéton qui gambade sur l’un, se demande toujours s’il n’eût pas mieux fait d’élucubrer ses entrechats à même l’autre. Et le voilà qui bondit, faisant la capricieuse navette, du trottoir droit au trottoir gauche, et vice versa, à une allure qui ne serait comparable qu’à celle du vol des oiseaux ou celle du rat empoisonné.
« Des édiles déments, en outre, ont institué au beau milieu de la circulation des véhicules, des refuges. Ça fait trois trottoirs. Du haut de ces pyramides, quarante fourneaux pour le moins, à la fois, contemplent sous quelles roues ils se jetteront.
– Et, l’auto passe !
– Oui, feignit de sangloter, par dérision, l’Homme coupé en morceaux. Pauvres veuves ! pauvres petits enfants !
Puis il reprit froidement de sa voix naturelle :
« Bien fait, fallait pas qu’ils y aillent ! »
Et, à brûle-pourpoint :
« Avez-vous remarqué qu’on ne relève jamais, sous la rubrique Écrasements, ni de dessous les restes, ou les dessous, pantelants et déchiquetés, le nom ou le bristol de visite d’une de ces jeunes dames qui « font le trottoir » ? Le trottoir ! Elles n’en ont qu’un. C’est le bon et elles le gardent. Les saute-ruisseau périssent. Elles ne traversent jamais.
– La police bienveillante et morale veille sans doute ?
– L’homme au bâton blanc veille aussi sur l’être humain, à pied, mâle et sans carte d’identité, qui traverse et qui a la rage de prendre les rues en large et non en long, rugit l’Homme coupé en morceaux ; mais voilà : il ne se sert pas assez souvent, pour en corriger les écarts, de son bâton rouge chauffé à blanc.
– Évidemment, sur un « tabac » préalable, l’écrabouillement serait moins qu’un pétale de rose ; mais, vous-même – et nous regardions dans les yeux l’Homme coupé en morceaux – vous-même, si peu rancuneux à l’encontre des écraseurs, c’est bien un accident d’automobile qui vous a divisé ainsi en fragments épars ?
– Non, dit l’Homme, lugubrement : c’est une tuile, une ardoise coupante que j’ai reçue sur la tête.
– Tombée d’un dirigeable, alors ? Accident de locomotion aérienne ?
– Pas d’un dirigeable, glapit l’Homme coupé en morceaux : qu’est-ce qu’il vous faut donc ? le cochon aurait visé ! »

Alfred Jarry – “Gestes et opinions du Docteur Faustroll”.

Via : L’éditeur propulseur de littérature courte !