Les trottoirs de Ferrare
Tout a commencé par le SMS d’un ami architecte ABF le 5 juin 2023 suite à la présentation de Trottoirs ! au 28 minutes d’Arte : “j’étais certain que le trottoir réapparaissait à Ferrare au XVIe sous les Este. Je ne savais pas que c’était à Londres”. Puis nouveau message le 8 décembre 2024 : “Dans l’ouvrage de Lavedan, L’urbanisme à l’époque moderne, pour le chapitre consacré à Ferrare, il estime que les espaces latéraux du Corso degli angeli (4 m et 12 m de chaussée soit 16 m de largeur) conçus au XVe siècle préfigurent “nos trottoirs””. Ce qui signifiait que les premiers trottoirs modernes (après ceux de l’Antiquité) n’étaient pas réapparus d’abord à Londres à la suite du grand incendie de 1666, mais à Ferrare plus de 150 ans plus tôt. Stress ! Il fallait décidément aller vérifier, d’autant que j’avais depuis longtemps dans mes rayonnages le livre Apprendre à voir la ville. Ferrare, la première ville moderne d’Europe (Bruno Zévi, Editions Parenthèses) et, qu’entre temps, une rencontre ferraraise à un mariage québécois avait été le point de départ de la découverte du film Le Jardin des Finzi Contini, de Vittorio de Sica. Comme quoi le trottoir mène à tout, y compris aux plus émouvants trottoirs jamais rencontrés.

Corso Ercole I d’Este – Photo extraite du livret : “Exploring the city with Giorgio Bassani“
“Qui pourrait dire comment et pourquoi naît une vocation pour la solitude. Le fait est que le même cercle d’isolement, de séparation dont les Finzi-Contini avaient entouré leurs défunts, entourait aussi l’autre maison qu’ils possédaient, celle qui était au bout du corso Ercole I d’Este. Immortalisée par Giosue Carducci et par Gabriele D’Annunzio, cette rue de Ferrare est si connue des amoureux de l’art et de la poésie du monde entier que toute description en est superflue. Nous sommes, comme on le sait, exactement au cœur de cette partie nord de la ville qui fut ajoutée sous la Renaissance à l’exigu bourg médiéval et qui, précisément à cause de cela, s’appelle l’Addizione Erculea. Vaste, droit comme une épée depuis le château jusqu’au rempart des Anges, bordé sur toute sa longueur par les brunes masses de demeures patriciennes, avec sa lointaine et sublime toile de fond de rouge brique, de vert végétal et de ciel, qui semble vraiment vous conduire vers l’infini : le corso Ercole I d’Este est si beau et tel est son attrait touristique que l’administration socialo-communiste, responsable de la municipalité de Ferrare depuis près de quinze ans, s’est rendu compte de la nécessité de ne pas y toucher, de le défendre avec la plus extrême rigueur contre toute spéculation immobilière ou mercantile, de lui conserver en somme intégralement son caractère aristocratique originel. Cette voie est célèbre : en outre, elle est à peu près intacte”.
(Le jardin des Finzi-Contini, page 247, dans Le roman de Ferrare, Girgio Bassani, Editions Quarto, Gallimard)

Biblioteca Comunale Ariostea – Affiche entre-aperçue au moment de la fermeture du musée, à 17H59 (indication de lumière / ombre).
Les trottoirs de l'”Addizione Erculae”
“L'”Addizione Erculae” (Addition herculéenne) fut voulue par le duc Hercule 1er d’Este en 1492, d’après un projet de Biagio Rossetti et avec l’orchestration de Pellegrino Prisciani, humaniste et astrologue, qui inséra dans la ville toute la zone nord allant du cours della Giovecca jusqu’à la porte des Anges. En effet, après le siège des Vénitiens en 1484, le duc se rendit compte de la nécessité de doter Ferrare d’un mur d’enceinte, et à partir de 1492 il lança donc d’importants travaux vers le nord pour incorporer les zones agricoles à destiner en partie à des opérations de fortifications urbaines et en partie à la construction de palais et d’édifices religieux. Cet important développement avait deux objectifs précis : celui déjà cité, c’est-à-dire défensif, mais également un objectif plus directement politique : Ferrare devait devenir le symbole de la « ville idéale », un véritable manifeste du bon gouvernement de la Maison d’Este. La nouvelle zone fut divisée en quatre quadrants divisés par deux axes orthogonaux : la via dei Prioni (Porte Po) dans le sens est-ouest et la via degli Angeli (corso Ercole I d’Este) qui allait de la porte des Anges au Château ». (Source : Ferrare, la ville de la Maison d’Este”. Guide de la ville. Editions Ferrara Souvenirs).
Cette addition est la “troisième Addition” car elle faisait suite à la « deuxième Addition », ou “Addition de Borso”, car “le lit du fleuve qui autrefois séparait l’ile de Sant’Antonio de la ville s’était progressivement ensablé suite aux « rotte di Ficarolo» (importantes crues du XIIe siècle) et avait modifié son cours en faisant dévier la masse d’eau la plus importante vers le nord (Pô de Venise)”. (Source : ibid). C’est d’ailleurs dans ce quartier au goût du jour que l’architecte Biagio Rossetti avait construit sa maison (“La rue qui sera tracée sur le canal enterré est la via della Ghiara où Biago Rosseti construira sa précieuse maison. En adepte de la nouveauté, il choisira l’artère la plus moderne de la Ferrare du XVè siècle”, écrit Bruno Zevi, page 121, sur son confrère).
En raison de l’Addizione Erculae, “Ferrare a toujours exercé une grande influence dans le domaine de l’urbanisme et des plans de conservation. La ville a été le berceau du concept de “perspective urbaine” : la valeur de l’architecture fut alors liée à l’emplacement de l’édifice dans la ville au lieu de se cantonner au seul projet formel”, dixit l’Unesco World Heritage Center. A noter que Ferrare est classée à l’Unesco en tant que ville Renaissance mais aussi pour le paysage culturel planifié qu’est le Delta du Pô, et l’imbrication entre la ville et le paysage alentour. Cf. www.ferraradeltapo-patrimoniomondiale.it/en/paesaggioculturale/.
L’historien du 19ème siècle spécialiste de la Renaissance en Italie, Jacob Burckhardt, définissait Ferrare comme étant « la première ville moderne européenne». C’est pour cette raison notamment que l’architecte Bruno Zevi, déjà auteur du célèbre Apprendre à voir l’architecture, choisit, pour son ouvrage suivant Apprendre à voir la ville de “se plonger dans la réalité d’une ville particulière” : Ferrare. Le livre est un hommage lyrique à l’urbaniste qu’était l’architecte Biagio Rossetti, le concepteur donc de l’Addizione Erculae. Bruno Zevi examine les raisons qui font la spécificité de l’urbanisme de cette cité idéale, idéale mais construite, de la Renaissance : “Dans la littérature consacrée à l’urbanistique de ces dernières décennies, personne n’ignore Ferrare et Biagio Rossetti, mais personne n’a voulu prendre acte et conscience, de l’apport révolutionnaire d’une méthodologie basée sur un dessin ouvert, c’est-à-dire sur une intentionnalité claire, sur l’édification des nœuds focaux de la structure, sur la poétique de l’angle, qui est l’attribut substantiel du non-fini, l’instrument irremplaçable pour calibrer des forces cinétiques, et donc pour fonder l’urbanisme et l’architecture.” (Apprendre à voir la ville, page 51) (Le préfigurateur du projet-processus donc).

Editions italienne et française
Les trottoirs (en tout cas “les allées latérales réservées aux piétons et séparées par de grandes bornes” (Lavedan)) y sont précisément l’expression des motivations de cette ville nouvelle : “Les motivations du programme de l’Addition herculéenne sont d’ordres politique, économique, militaire et psychologique. (…) C’est alors qu’interviennent les impulsions d’ordre idéologique, parmi lesquelles la soif d’enrichissement pour rivaliser avec les autres villes qui se couvraient d’églises splendides et de somptueux palais et le désir des familles nobles de quitter les ruelles étroites et tortueuses de la maille médiévale ; sans oublier le besoin psychologique d’impressionner le peuple par des parades militaires le long de royales lignes droites et les données sociales relatives aux différences de classe. Dans une rue médiévale on se déplace généralement à pied, le riche à côté du pauvre, tandis que dans les artères rectilignes, la route appartient à celui qui va à cheval, celui qui est à pied s’écarte et se contente de regarder*. Le passage de l’économie communale à l’économie centrée sur une oligarchie de privilégiés trouve ici sa cristallisation visuelle”. (Apprendre à voir la ville, pages 122-123). (*modulo le “haut du pavé”)
Les trottoirs sont de fait aussi directement concernés par la “poétique de l’angle” : “Rossetti ne détient certes pas le monopole de la poétique de l’angle. L’angle est un nœud fondamental de la composition, et il suffit de penser aux solutions de la période baroque pour réaliser à quel point ce nœud est le lieu le plus sensible des ligaments de la représentation, sur lequel tous les grands architectes antiques et modernes ont pointé. Mais la métrique de Rossetti est différente de celle des autres, une fois encore. S’il modèle l’angle, [c’est] parce qu’il y fait surgir une ligne directrice qui trouve son équilibre au loin, généralement après une séquence de bâtiments et de rues. Sa poétique de l’angle n’est donc pas au service du «morceau» architectural, mais de l’organisme urbain dans son entier.” (Apprendre…, page 264).

Apprendre à voir la ville, page 138 – Arrière-plan : Monti Berici, Vicenze

Apprendre à voir la ville, page 187

“Dans le second carrefour de l’Addition, de modestes pilastres d’angle, d’inspiration médiévale, donnent la mesure de l’importance du noeud urbain. Ils sont complètement détachés par rapport aux édifices”. (Apprendre…, page 155. Voir la photo du livre).
Le trottoir comme trait d’union entre les époques, l’imaginaire et le réel
Il en est des gravures du Chateau d’Este comme des ornements décoratifs qu’on trouve, façon vues de la tour Eiffel, dans les lieux ordinaires, sans qu’on y prête même attention. Mais ce qui rend les trottoirs de Ferrare si émouvants, c’est qu’ils permettent la superposition des mémoires, celle des murs des ducs d’Este et celle de la ville de Bassani. Ils apparaissent comme un trait d’union entre ces deux époques (et d’autres encore) et l’imaginaire et le réel.

Une gravure du Chateau d’Este – Le Roman de Ferrare, Editions Quarto
Dans le château d’Este se trouve aussi l’office de tourisme. A la question : « où est le trottoir de Une nuit de 43 ? » (autre roman de Bassani qui figure également dans le Roman de Ferrare, Editions Quarto, Gallimard), la dame de l’office répond en montrant la direction avec sa main : juste derrière le château, devant la pharmacie. La pharmacie du roman ! Qui existe donc encore, en dépit du fait que « les magasins sont la forme la plus instable, la plus sensible aux changements » (Annie Ernaux – Se perdre). Par la fenêtre, elle montre aussi la rue par laquelle est arrivé le onzième fusillé, celui qui s’est trouvé là par hasard.

Quarto, page 135
“Sur le moment, on peut même ne pas le remarquer. Mais il suffit de rester assis quelques minutes à l’un des guéridons de la terrasse du café de la Bourse, avec devant soi la falaise à pic de la Tour de l’Horloge, et, un peu plus à droite, la terrasse crénelée de l’Orangerie, pour que la chose vous saute aux yeux. Voilà ce qui se passe. Hiver comme été, qu’il pleuve ou non, il est très rare que les gens, s’ils doivent passer à cet endroit du corso Roma, préfèrent marcher sur le trottoir d’en face qui longe en plein soleil le mur brun du Fossé du Château. Si quelqu’un le fait, ce sera par exemple le touriste, l’index fourré entre les pages du guide rouge du Touring-Club et le nez en l’air, le voyageur de commerce qui, sa serviette en cuir sous le bras, s’enfuit en courant vers la gare, le paysan de la Bassa venu en ville pour le marché qui, en attendant le car de l’après-midi pour Comacchio ou Codigoro, promène avec un embarras manifeste son corps alourdi par la nourriture et le vin ingurgités vers midi dans une gargote du quartier San Romano. Bref, n’importe qui ; mais pas un Ferrarais.” (Une nuit de 43, Quarto, page 135)

“Le trottoir qui longe en plein soleil le mur brun du Fossé du Château” – Août 2025
Le texte se poursuit ainsi : “L’étranger passe et les gens, assis au café, regardent et rient sous cape. À certaines heures de la journée toutefois, les yeux se fixent d’une manière particulière, les respirations s’arrêtent. De quels massacres imaginaires, l’ennui et l’oisiveté de la province ne sont-ils pas responsables ? De fait, c’est comme si la pierre grise du trottoir de l’autre côté du corso Roma pouvait être éventrée tout à coup par l’explosion d’une mine dont le détonateur serait heurté par le pied négligent de cet étranger, de cet ignorant. Ou, peut-être, comme si une brève rafale de la même mitrailleuse fasciste qui, tirant justement de là, de sous les arcades du café de la Bourse, abattit sur ce même trottoir, par une nuit de décembre 1943, onze citoyens, comme si donc cette rafale pouvait faire exécuter au passant imprudent le même petit pas de danse bref et horrible, fait de soubresauts et de contorsions, que celui réalisé certainement au moment de la mort, avant de tomber inanimés les uns sur les autres, par ceux que l’histoire a depuis des années consacrés comme les premières victimes, dans l’ordre chronologique, de la guerre civile italienne. Rien de tout cela n’arrive jamais, bien entendu. Aucune mine ne va éclater, aucune mitrailleuse ne va recommencer à cribler de balles le petit mur d’en face. De sorte que la personne venue d’ailleurs pour, supposons-le, admirer les beautés artistiques de Ferrare, aura tout le loisir de passer devant les petites plaques de marbre sur lesquelles sont gravés les noms des fusillés sans que le cours de ses pensées en soit le moins du monde troublé. Mais parfois il se passe quelque chose“.

La longue nuit de 1943 (La lunga notte del ’43) est un film italien, inspiré de Une nuit de 43, réalisé en 1960 par Florestano Vancini qui a reçu le prix de la première oeuvre au Festival de Venise 1960. Une image du trottoir issue de ce film figure page 829 du Quarto (non reproduite ici car elle est dure). (le lien renvoie vers une version sous-titrée en anglais… avec publicités…).
Superposition totale entre le roman et la réalité (l’espace urbain d’aujourd’hui) ? Marcher sur “le trottoir qui longe en plein soleil le mur brun du Fossé du chateau” et rentrer dans la pharmacie qui est à la fois dans le roman et sur le trottoir d”en face plus de quatre-vingt ans après permet d’y croire.
Mais Bassani écrit, dans un entretien publié dans le Quarto (“En réponse”) : “C’est vrai, le meurtre en pleine rue dont je me suis occupé dans Une nuit de 43 a eu lieu le 15 novembre, pas le 15 décembre*. C’est vrai. Mais j’aimais l’idée de la neige, j’étais fasciné par le contraste entre les corps exsangues des fusillés et la neige… Sont ensuite intervenues des raisons de plausibilité, de crédibilité. Pino Barilari, le personnage de la nouvelle, est un personnage de pure fiction. D’une certaine façon, le cadre aussi devait être inventé.”
(*Le texte du Quarto, page 743, indique : « a eu lieu le 15 octobre, pas le 15 novembre ». Mais d’une part, la nouvelle évoque la date du 15 décembre, d’autre part, la plaque commémorative située à l’angle du trottoir indique bien que l’évènement a eu lieu le 15 novembre. On s’est donc permis de corriger. Mais cela augmente encore le trouble).
Le trottoir devient l’entre-deux de la réalité et de l’imagination.
Plus loin Bassani écrit aussi :

En réponse, Quarto, page 739
“Je pense vraiment être un des rares, très rares auteurs actuels qui utilise les dates dans le contexte de ce qu’il écrit, récits ou poèmes. En tant que narrateur, mon ambition suprême a toujours été d’être fiable, crédible, en somme de garantir au lecteur que le Ferrare dont je lui parle est une vraie ville, qui existe effectivement. Soyons clairs : ce n’est pas qu’aucune liberté me soit permise, même si dans les versions successives des divers livres qui constituent le Roman de Ferrare (je fais référence à l’édition de 1980, que je considère comme définitive) j’ai cherché à me tenir plus et mieux à la vérité objective, historique. Le jardin de la maison des Finzi-Contini, par exemple, ne s’est jamais trouvé au fond du Corso Ercole I d’Este, la plus belle et la plus célèbre rue de la ville. Sur la gauche, juste à côté des fortifications, existait cependant l’espace vert dont j’ai parlé, l’endroit qui aurait pu l’abriter… Je me suis permis en outre quelques modifications du tissu urbain, c’est vrai. Certaines routes, certaines places, que j’ai dû inventer. Je pense toutefois être resté fondamentalement honnête et m’être efforcé de restituer une image aussi réelle que possible, concrète, de la Ferrare sur laquelle j’ai écrit”. En réponse, Quarto, page 739
Et aussi : “Aujourd’hui encore, quand on farfouille dans certaines vieilles boutiques de Ferrare, il n’est pas rare de mettre la main sur des cartes postales vieilles de presque cent ans. (…) Elle rend compte, non seulement de l’aspect du Corso Giovecca vers la fin du XIXème siècle mais aussi de la vie qui, pendant l’instant où le photographe appuya sur le déclic, se déroulait sur toute la longueur du cours : de l’angle du Café Zampori, sur la droite, à quelques mètres de l’endroit où était placé le trépied, jusque là-bas, où les longs rayons du soleil vespéral mettent en relief la lointaine façade rosâtre de la perspective du XVIIIème siècle, au-delà de laquelle il n’y a plus pour le spectateur invisible que la rive verdoyante des remparts (…). Elément (…) négligeable du tableau offert par l’artère principale, par un crépuscule de mai, à la fin du siècle dernier, une jeune fille d’environ vingt ans, juste à l’instant où le photographe appuyait sur le déclic, et hors du champ de l’objectif, s’éloignait en suivant le trottoir de gauche du Château, marchant lentement vers l’invisible banlieue de la ville”.
(La promenade avant dîner. Le texte qui figure ici n’est pas celui du Quarto mais est repris de l’article “Ferrare ville ogresse et ville mémoire dans le Roman de Ferrare Giorgio Bassani” du bien nommé Bernard Urbani. Bassani a remanié plusieurs fois ses textes).
Et aussi :
“Pour s’en assurer, il ne manquait jamais de volontaires prêts à s’aventurer le soir même jusqu’au bout du corso Giovecca. Arrivés à la hauteur de l’appartement de l’ex-madame Barilari, ils allaient discrètement frapper aux carreaux : en hiver pour entrer, mais parfois, en été, simplement pour échanger quelques mots entre le trottoir et la fenêtre. (…) Quand on lui parlait du trottoir, à tout instant, elle vous fermait la fenêtre au nez, quitte néanmoins à la rouvrir quelques secondes plus tard pour que, au lieu de hausser les épaules et de l’envoyer au diable, on revienne frapper aux carreaux et siffler. Mais même quand on pouvait entre chez elle, c’était la même chanson” (Dans les murs, une nuit de 1943. Page 159).
Bassani a intitulé un de ses romans : Derrière la porte. Le trottoir est ce qui est devant la porte.
Et aussi ce texte, dans Le Jardin des Finzi Contini, que cite d’ailleurs Bruno Zevi pages 50-51 (cf. ci-dessous) :
Le Jardin des Finzi Contini, page 389 du Quarto

Publication disponible à l’Office du tourisme et en ligne
Et aussi : préambule du Jardin des Finzi Contini sur étrusques et le musée d’archéologie point de jonction des époques + évolutions du Pô.
Et aussi : trottoirs d’un seul côté (ou des deux côtés) :
“Ce jour-là, j’évitais de la rappeler et, même, d’aller au Temple, bien que là, comme elle me l’avait dit, il y eût quelques probabilités pour moi de la rencontrer. Vers sept heures, néanmoins, passant par la via Mazzini et remarquant la Dilambda grise des Finzi-Contini arrêtée au coin de la via Scienze, du côté sans trottoir, avec Perotti en casquette et uniforme de chauffeur assis au volant, je ne résistais pas à la tentation de me poster à l’entrée de la via Vittoria et d’attendre. J’attendis longuement, dans le froid mordant. C’était l’heure de la plus intense promenade vespérale, celle qui précède le dîner. Le long des deux trottoirs de la via Mazzini, encombrés de neige sale et déjà à demi fondue, une foule de gens se hâtaient dans les deux directions”. (Le jardin des Finzi-Contini, page 375 du Quarto)

Trottoir d’un seul côté (celui à l’ombre ?). Une dame met du sel sur le trottoir devant le mur de sa maison pour éviter la repousse des mauvaises herbes. Près du Monastère Saint-Antoine Localisation.
Les galets des rues de Ferrare seraient issus des alluvions du Pô. (Cf. Ferrare, de A à Z – promenade historique et artistique de Jean-Claude Bonnier sur youtube). Du fait justement des galets, les vélos circulent d’ailleurs souvent davantage sur les trottoirs que les chaussées.

Trottoirs traversants ! Localisation.
Et aussi : les portiques : une inversion du rapport public/privé par rapport à ceux de Bologne ?
A Bologne, portiques = l’espace privé qui déborde sur l’espace public ; à Ferrare, portiques = l’espace public qui détermine l’espace privé ?
Apprendre à voir la ville, page 160

Portique de la Piazza Ariostea (“place neuve”)

Ailleurs dans Ferrare – “Portici privato”, “vietato depositare cicli e motocicli”
Et alors ? Les trottoirs de Ferrare précèdent-ils ceux de Londres ?
Quant au point de départ de ce billet, le livre de Pierre Lavedan écrit en 1982, qu’en est-il alors ?

Source : google books
Il y a donc bien écrit, page 47, que “les allées latérales réservées aux piétons et séparées par de grandes bornes” du Corso degli Angeli (désormais Corso Vittorio Emmanuele), sont une « préfiguration de nos trottoirs ». Mais un peu plus loin, page 76, il est écrit qu’ils sont d’origine anglaise. Comme quoi, tout est bien qui finit bien, l’honneur de Trottoirs ! est sauf. Mais au moment de partir on apprend que Ercole 1er est enterré à côté de Lucrèce Borgia* dans le monastère du Corpus Domini. Il faudra y retourner !
*belle-mère de Renée de France, épouse d’Hercule II d’Este, très liée à Marguerite de Navarre, explique la vidéo Ferrare, de A à Z, ce qui nous ramène à… Bourges.
Et aussi : le ballet des ombres :
Vendredi 8 août vers 14H00, fin du marché Piazza Trento e Trieste
Cf. billet le ballet des ombres
Et aussi : un padimètre sur un trottoir :

Padimetro
Le Padimetro est un hydromètre monumental, situé dans le centre historique de Ferrare, qui marque les différentes hauteurs que le niveau du fleuve Pô dans le hameau de Pontelagoscuro (à quelques kilomètres du centre-ville) a atteint lors des inondations historiques les plus importantes et les plus graves du fleuve. Le nom Padimetro dérive de Padus metros. Padus est l’ancien nom latin du Pô, utilisé il y a encore quelques siècles et présent sur les cartes dont les noms sont écrits en latin, comme Padus Flumen. Le padimètre de « crue maximale » indique les niveaux atteints par le Pô lors de dix-sept crues différentes entre 1705 et 1951 (les plus massives et dévastatrices de l’époque moderne). À sa base, un niveau considéré comme « marque de garde à Pontelagoscuro » est indiqué, correspondant à 0, soit 8,51 mètres au-dessus du niveau moyen de la mer.
Le padimètre est situé près du château d’Este à Ferrare (à l’angle de la Piazza Girolamo Savonarola et du Corso Martiri della Libertà). Il est constitué d’une dalle de marbre blanc posée sur toute la hauteur de l’une des colonnes soutenant le portique du Palazzo Ducale (hôtel de ville) sur la Piazza Girolamo Savonarola. Sur cette dalle blanche, les crues historiques du Pô sont représentées par des lignes horizontales noires gravées et peintes, flanquées de la hauteur et de la date de la crue.
Source : traduction via google translate de la rubrique Padimetro du wikipedia italien.
Et aussi : trottoirs et brouillard :
La photo en tête de ce billet rappelle qu’il arrive qu’à Ferrare “le brouillard tombe si épais qu’on ne voit pas à un mètre” (cf. Antonioni et Ferrare), comme on le voit aussi dans le film La longue nuit de 43 (il paraît que les images de Ferrare dans le brouillard, de Carlo di Palma, sont plus célèbres que le film lui-même).
“Avec tout ce brouillard (durant ces deux heures le brouillard avait tellement augmenté que l’on ne distinguait presque plus les lanternes jaunes des réverbères), personne ne pourrait les voir: même s’ils passaient par le Listone, même s’ils prenaient par le corso Giovecca. Ils avanceraient lentement sur les trottoirs rendus glissants par l’humidité, sentant leurs lèvres et leurs cils se mouiller de tièdes gouttelettes, serrés l’un contre l’autre comme deux vrais fiancés, officiels, et parlant, si Dieu le voulait, surtout David. De quoi parlerait-il donc ?”. Dans les murs : Linda Mantovani, Quarto, page 32
“Peut-être eût-il été judicieux, réfléchissait-il, de profiter de ce qu’il n’y avait presque plus de brouillard et, au lieu de rester là à errer dans Codigoro en regardant fixement les dalles des trottoirs, de retourner sur ses pas, vers la place, de retéléphoner, ne fût-ce que pour s’excuser, à cette pauvre Cesarina, de monter en auto, et bonsoir, rentrer tout droit à Ferrare.” Le héron, Quarto, page 622
Cf. “Italie. Où sont passées les brumes de la plaine du Pô ?“, Courrier International, 2 janvier 2008.
Et pour (presque) finir :
“On dit que les implantations rigides sont l’expression des régimes despotiques tandis que la fluidité et la narration seraient l’apanage des ordonnancements démocratiques : le paléolithique est organique, le néolithique théocratique et autoritaire, le Moyen Âge est le reflet de la commune libre et la Renaissance celui de l’oligarchie. Pourtant, nous sommes ici en présence d’une ville démocratique, fondée à l’ombre d’une des seigneuries les plus avares et les plus corrompues de son temps. Renzo Renzi* le reconnaît lui-même, après avoir évoqué les sens pluriels de l’environnement de Ferrare, tels qu’ils apparaissent dans l’itinéraire du meilleur cinéma italien, de Ossessione de Visconti au Moulin du Po de Lattuada, en passant par La longue nuit de 43 de Vancini et les déserts bourgeois d’Antonioni, sans oublier bien sûr Le jardin des Finzi-Contini de De Sica. Il devient dès lors inutile d’opposer «la dimension familière de la ville médiévale avec ses rues grises, ses sombres vestibules et ses tortuosités chaudes ; un refuge obscur mais certain, une vie fermée et protégée à l’intérieur d’une totalité de fonctions satisfaites (…)”, et l’Addition dans laquelle « les gros murs et les palais protègent les autres, des gens cachés, peut-être disparus, qui me laissent seul dans les rues droites et ouvertes, à chercher à imaginer une vie qui ne m’appartient pas, derrière les façades étonnantes, sous les arbres dont la base et le tronc me sont cachés, comme pour m’empêcher de participer. (…) L’impossibilité crée l’éloignement qui me pousse à contempler un au-delà des murs, un quelque chose qui pourrait être serein, qui a été serein, mais qui maintenant, peut-être, n’existe plus. » (…) Dans une ville comme Urbino, le Palais se trouve matériellement au-dessus de toutes les autres maisons, prostrées à ses pieds. À Ferrare, au contraire, l’image est horizontale : la ville seigneuriale est placée à côté de l’autre, l’interpellant pour une relation, lui indiquant un développement. Certes, Ferrare est une ville de plaine. En ce cas, la plaine a aidé à franchir le pas. Mais qui a décidé de le faire ? » Qui, en vérité ? Ni les seigneurs, ni la plèbe. Qui d’autre, sinon Biagio Rossetti dans son message ambigu qui ménage toutes les probabilités, s’avère capable de dé-automatiser le langage et de rendre praticable pour les pauvres un code inventé pour les riches (La place neuve n’est-elle pas tout entière de l’architecture «pauvre» ?) et finalement de susciter, avec un plan venu d’en haut, un processus de planification populaire ? Telle est la réalité urbaine, polysémique comme toute œuvre d’art. On peut y projeter n’importe quel état d’âme et son contraire : le passé et le futur, l’acte accompli pour qu’il devienne mémoire.
Giorgio Bassani a situé le jardin des Finzi-Contini via degli Angeli, au fond du Corso Ercole I d’Este. C’est là qu’a lieu l’identification avec Micol : “En ce sens que, moi aussi comme elle, je ne disposais pas de ce goût instinctif pour les choses qui caractérise les gens normaux. Elle le sentait très bien : pour moi, non moins que pour elle, ce qui comptait c’était, plus que la possession des choses, le souvenir qu’on avait d’elles, le souvenir en face duquel toute possession ne peut, en soi, apparaitre que décevante, banale, insuffisante. Comme elle me comprenait ! Mon désir que le présent devint «tout de suite» du passé, pour pouvoir l’aimer et le contempler à mon aise, était aussi le sien, exactement pareil. C’était là «notre» vice : d’avancer avec, toujours, la tête tournée en arrière. N’en était-il pas ainsi ?“.** Evidemment qu’il en était ainsi, parmi les innombrables déclinaisons de l’ambiance de Ferrare.” Apprendre à voir la ville, pages 50-51
*Renzo Renzi, s’il s’agit bien du même, est l’auteur du film Guida per camminare all’ombra (1954) (cf. billets sur les portici de Bologne) et de deux livres sur Ferrare, edizioni Alfa, 1969.

Les deux livres sur Ferrare de Renzo Renzi. A droite, détail du tableau de Giorgio de Chirico, Les Muses inquiétantes, qui représente le chateau de Ferrare. Le peintre considérait Ferrare comme une « ville métaphysique ».
**Cet extrait est celui de la page 389 du Quarto, dont une photo figure ci-dessus.
Et encore :

Livreurs à vélo non décrits par Bassani

Trottoir devant le Palais des diamants

A gauche : pochette du DVD Le Jardin des Finzi Contini, de Vittorio De Sica. A droite : The garden that doesn’t exist, Dani Karavan
Emission sur Giorgio Bassani sur France Culture (59 minutes).
Et enfin :
Billet sur les trottoirs de Vicenze (piede, nanni e bambini MMXXV)
Billet sur les portici de Bologne, ombre, expropriation et cité des tours