Le Caire, entre habitat informel et urbanisation du désert

Les élections présidentielles ont lieu en ce moment même en Egypte. C’est l’occasion de revenir sur quelques problématiques abordées lors du Colloque sur la fabrique de la ville durable qui s’est tenu au Caire fin novembre dernier, sous la houlette de l’Institut Français d’Egypte, et auquel nous avons eu la chance de participer.

 

Rappelons d’abord que le Grand Caire (Great Cairo) compte plus de 17 millions d’habitants (chiffre de 2009) et que c’est la deuxième plus grande ville d’Afrique (après Lagos).

L’une des spécificités de la ville est le développement de l’habitat informel : près des 2/3 des habitants vivent dans des quartiers qui ont été développés de manière informelle ou illégale depuis les années 60.

“La meilleure définition des zones informelles au Caire est qu’elles sont le résultat des processus de développement urbain extralégaux qui apparurent vers 1950, et qu’elles présentent une absence totale de planification urbaine ou de contrôle de la construction. En fait, « al-manatiq al-Gheir mukhattata » (zones non planifiées) est maintenant la terminologie préférée utilisée par le GOPP (organe chargé de la planification du territoire égyptien). Ces zones ont été établies et consolidées en violation d’une multitude de lois et de décrets qui soit interdisent de construire sur des terres agricoles ou des subdivisions urbaines, soit exigent l’obtention d’un permis de construire préalable.

Physiquement, dans les zones informelles, il y a peu ou pas de structures de rues organisées, pas de réserves d’espace publics et peu ou pas de terrain pour les services publics tels que l’école, les centres de santé ou les centres de jeunesse. Les rues sont généralement très étroites (de deux à quatre mètres de large), sauf lorsque les canaux et autres propriétés publiques permettent la création de rues principales. Les parcelles de terrain sont généralement petites, avec une superficie moyenne de 80-150 mètres carrés. Les bâtiments n’ont pas de cours à l’arrière ou sur le côté, et toute la parcelle est construite, sauf pour permettre une légère aération et un éclairage. Comme il n’y a pas de permis de construire, il n’y a pas de restriction sur les hauteurs de la construction et cela conduit, au fil du temps, à des densités de population nettes assez élevées qui peuvent dépasser mille personnes par hectare. Ces caractéristiques physiques des zones informelles leur permettent d’être délimitées de manière assez juste en utilisant l’imagerie par satellite à haute résolution”.

(David Sims, dans son ouvrage de référence “Understanding Cairo, the logic of a city out of control” – traduction ibicity, voir texte original ci-dessous)

 

Ce développement de l’habitat informel signifie-t-il qu’il faut “redistribuer la population” et construire dans le désert ? C’est la question que pose Yahia Shawkat, du Built Environment Observatory (BEO).

En tant qu’égyptiens, nous avons été élevés depuis les années 1950 avec l’idée que la Vallée du Nil et le Delta, foyer permanent de notre civilisation depuis plus de 7000 ans, sont surpeuplés et ne peuvent plus accueillir de personnes. En tant qu’architectes et planificateurs, nous avons été formés au cours du dernier demi-siècle presque exclusivement à la conception de plans régionaux, urbains et de remise en état des terres dans le désert vacant. Des milliards de livres d’argent public ont été dirigés par les différents gouvernements vers pas moins de quatre plans de développement stratégique, y compris six grands projets de remise en état des terres et 22 villes des nouvelles villes au cours des soixante dernières années.” 

 

Si le BEO (dont les travaux sont très documentés) propose des solutions alternatives à la construction de villes dans le désert, c’est en tout cas l’inverse qui se produit aujourd’hui avec la création d’une nouvelle capitale, à quelques dizaines de kilomètres à l’Est du Caire. Sur ce sujet, on peut notamment lire l’article (très critique) paru dans la Revue du Crieur, en octobre dernier.

Extrait de l’article de Roman Stadnicki :

“Cette “nouvelle capitale” s’inscrit plus largement dans une politique de mégaprojets qui s’appuie sur la puissance d’investissement de l’Etat égyptien, liée aux aides annoncées par les pays du Conseil de Coopération du Golfe (seize milliards de dollars en 2014). Une nouvelle portion de trente-cinq kilomètres du Canal de Suez permettant la circulation des cargos à double sens entre la mer Rouge et la Méditerranée a ainsi été inaugurée en 2015. Des milliers de kilomètres de routes à travers tout le pays sont en cours de rénovation par l’armée elle-même. De nombreux chantiers architecturaux ont été lancés (nouveau musée et tours futuristes au Caire, reconstitution du phare d’Alexandrie…). L’Egypte est donc entrée dans une course frénétique à la modernisation de ses infrastructures alors même qu’elle subit une crise économique sans précédent.

(…)

Aux yeux du journaliste Ismaël Alexandrani, ce projet constitue une apothéose du modèle néolibéral de développement urbain promu par Moubarak – un modèle socialement exclusif, financé par les monarchies du Golfe, et qui témoigne de l’ambition des décideurs d’inscrire Le Caire sur la carte des “villes globales”. La dernière décennie du règne de Moubarak, marquée par un taux de croissance économique élevé, fut celle de l’afflux considérable de capitaux dans les infrastructures et l’immobilier, visant à attirer toujours plus de touristes et d’investisseurs étrangers. Cet afflux correspond à ce que le géographe marxiste David Harvey a nommé “l’accumulation par dépossession”, un processus qui, au Caire, se traduit notamment par la privatisation des services publics, la cession de terrains étatiques à des multinationales et l’effacement des pouvoirs locaux”.

(L’article d’Ismaël Alexandrani est disponible ici).

 

Sur la route qui va du Caire à la Nouvelle Capitale en cours de construction, les panneaux d’affichage publicitaires sont omniprésents.

Pourquoi une telle profusion et que nous disent-ils de l’Egypte contemporaine ? C’est la question à laquelle répondent Mohamad Abotera et Safa Ashoub dans un stimulant article : “Billboard Space in Egypt: reproducing nature and dominating spaces of representation” :

“Les panneaux d’affichage immobilier au Caire annonçant de nouveaux développements dans le désert ont considérablement augmenté en nombre et en densité au cours des dernières années (après 2011). Les promesses faites par ces publicités sont généralement basées sur ce que la vieille vallée ne fournit plus. L’accès à la nature verte comme exemple de rareté urbaine est l’une des principales promesses de ces publicités. Paradoxalement, les panneaux d’affichage obscurcissent la verdure et la lumière dans la ville, et de nouveaux parcs dans le désert épuisent les ressources en eau déjà limitées, et tous deux contribuent à accroître la pénurie dans la vieille vallée. Dans cette mesure, l’urbanisation du désert peut être considérée comme un outil de l’Etat pour combattre cette rareté. Pourtant, dans ce processus, nous soutenons que l’image mentale du territoire national est également en cours de réforme.

Les messages du panneau d’affichage peuvent avoir un effet sur l’espace de l’Etat égyptien. La nature originelle et les représentations du désert sont délibérément expurgées en faveur de nouvelles images, modernes, utopiques, qui importent souvent un mode de vie et un imaginaire étrangers. Cela ne peut pas se produire sans redéfinir le territoire national d’une manière homogène, souvent en renversant la dichotomie entre la vallée et le désert.

(…)

L’effet de l’affichage (…) n’est pas seulement physique et mental, mais il est aussi lié à l’actualisation de soi et à la construction d’une nouvelle identité sociale collective. Ce qui est à mettre en question, c’est ce qu’est cette identité, et comment elle est détachée de la réalité”.

 

A lire également les travaux d’Omar Nagati et de Cluster : ici.

 

 

Texte original de David Sims, dans “Understanding Cairo” :

“The best definition of informal areas in cairo is that they are the result of extralegal urban development processes that first appaeared around 1950, and they exhibit a complete lack of urban planning or building control. In fact, al-manatiq al-gheir mukhattata (unplanned areas) is now the preferred terminology used by GOPP (organe chargé de la planification du territoire égyptien). These areas were established and consolidated in contravention of a host of laws and decrees that either prohibited building on agricultural land or governed urban subdivisions and the requirement for a building permit to be issued for any structure. Physically, in informal areas there are few if any organized street patterns, no public space reserves, and little or no land for public services such as school, health clinics, of youth centers. Streets are commonly very narrow (two to four meters wide), except where canals and other publics rights of way allow for the creation of main streets. Land parcels are generally small, averaging 80-150 square meters. Building have no side or back setbacks, and the whole parcel of land is built upon, except for narrow light- and air-shafts. Since there is no construction licensing, there is no restriction on building heights and this results, over time, in quite high net-population densities that can easily exceed one thousand persons per hectare. These physical features of informal areas allow for reasonably accurate delineations of them using high-resolution satellite imagery”.