La ville effaçable, et autres histoires d’économie urbaine

La vidéo de la table-ronde sur les nouveaux modèles économiques urbains que nous avions animée le 29 septembre dernier vient d’être mise en ligne.(ci-dessus photo Jordi Colomer)

On pourra la visionner ici, et, plus largement, regarder l’ensemble des tables-rondes de ce colloque annuel de la Cité des Smart Cities.

Kesako ?

Qui paye quoi dans la ville ? Alors que la crise financière accélère le passage d’une ville largement payée par le contribuable à une ville davantage payée par l’usager, avec le risque d’une ville à deux vitesses, dans le même temps, la ville saisie par la révolution numérique voit son modèle économique se transformer.

En particulier, certaines sources de recettes disparaissent (réduction des bases fiscales sous l’effet du développement de l’économie du partage), d’autres apparaissent (autour des données, des actifs sous-utilisés, de la non-fraude, de la non-consommation…), tandis que de nouveaux modes de facturation fine (en fonction de l’usage effectif d’un bien ou des caractéristiques de l’usager) sont désormais possibles. Parallèlement, de nouvelles équations émergent sous l’effet du numérique (économie du partage, économie circulaire, modèles « freemium », modèle « bifaces », effacement, …).

Ainsi, l’éventail des payeurs de la ville s’élargit : aux trois payeurs initiaux (l’usager du service, le propriétaire, le contribuable), il faut désormais rajouter les usagers des autres services, les usagers d’offres enrichies, les usagers des heures embouteillées, les annonceurs, les propriétaires de logements trop grands, etc. Qui seront demain les payeurs de la ville (intelligente) ? Et qui en décidera : l’habitant, le grand groupe privé, ou le maire ?

Pour y répondre, nous avions trois intervenants :
– Olivier Maisonneuve, directeur développement et marketing, Iliad Conseil ;
– Edwin Mootoosamy, cofondateur Ouishare ;
– Clément Fourchy, DGA Espelia, avec qui ibicity démarre une étude sur les nouveaux modèles économiques urbains (cf. ci-dessous).

En attendant les actes du colloque, qui seront prochainement publiés, nous retranscrivons ci-dessous des éléments de l’intervention d’Olivier Maisonneuve sur l’effacement, et d’Edwin Mootoosamy sur l’économie du partage.

La ville effaçable : une solution pour lisser les pics d’usage ?

(texte d’Olivier Maisonneuve)

Abonnement en fonction des besoins, heures creuses, effacement… le secteur de l’électricité a recours à des mécanismes incitatifs pour lisser les pointes de consommations en faisant en sorte que les consommateurs ne consomment l’électricité tous en même temps. Les nouvelles technologies permettent maintenant d’améliorer et d’affiner ces mécanismes incitatifs, notamment l’effacement, ouvrant la voie à des nouvelles perspectives dans maîtrise de la demande.  Et si on transposait ces mécanismes incitatifs de lissage de la demande à d’autres services de la ville ? Les transports en commun, les équipements publics ont aussi des enjeux de gestion de pics d’usage. Pourraient-il bénéficier des nouvelles technologies de gestion de la demande ? La ville pourrait-elle devenir effaçable ?

Penchons nous d’abord sur le problème de lissage des pointes en électricité. Dans le secteur de l’électricité, l’immense majorité des coûts dépendent de la consommation en pointe. En effet, on construit les réseaux de transport et de distribution ainsi que les centrales de production afin de pouvoir fournir de l’électricité pendant les heures de pointe les jours de grand froid. Caricaturalement, tout est dimensionné pour le moment où la France entière met le chauffage à fond en regardant la télévision pendant que le repas chauffe dans le four.

Avec le développement des modes de productions intermittentes (solaire, éolien etc…) et des nouvelles sources de consommations ponctuelles (recharge de la voiture électrique), la gestion des pointes se complexifie en devenant de moins en moins prévisible. Le secteur de l’électricité est face une alternative : renforcer massivement les réseaux et la production ou alors réussir à mieux maîtriser la demande pour lisser les pointes.

Face à l’enjeu de lissage des pointes, le secteur de l’électricité a répondu traditionnellement avec trois mécanismes de tarification incitative : 1/ Un abonnement fonction de la puissance pour faire payer au consommateur une partie des infrastructures, 2/ des tarifs différentiés en heures creuses (et en hiver)  pour inviter les consommateurs à déplacer une partie de leur consommation (eau chaude, machine à laver…) et 3/ un mécanisme “d’effacement” forçant les consommateurs volontaires à s’abstenir de consommer pendant une période de pointe, en l’échange d’une contrepartie financière. Dans ce dernier mécanisme, le consommateur est prévenu à la dernière minute (de la veille à quelques minutes avant) de la période pendant laquelle il doit s’effacer, c’est à dire supprimer ou retarder ses consommations.

Les nouvelles technologies et les compteurs intelligents viennent aujourd’hui renforcer ces trois mécanismes de tarification permettant notamment une plus grande finesse dans les puissances mesurées et les périodes tarifaires ainsi qu’une démocratisation des mécanismes d’effacement. Grâce aux technologies de communication et à l’Internet des objets, les particuliers peuvent désormais mieux piloter leurs consommations : désactiver temporairement un chauffage ou une clim, éteindre un frigo quelques minutes, repousser d’une heure le rechargement de sa voiture électrique… Tout cela est désormais possible depuis un smartphone ou une commande automatisée par internet. Cumulées et coordonnées, ces petites actions diffuses peuvent avoir un effet considérable sur le système électrique national, et éviter des millions d’euros d’investissements en infrastructure. L’effacement qui n’étaient jusqu’à présent essentiellement utilisé que par des industriels ayant la possibilité d’interrompre leur outil de production, devient accessible au plus grand nombre. Couplé à une tarification alléchante et à une prise de conscience par les consommateurs de ses bénéfices environnementaux, il y a fort à parier que l’effacement électrique deviennent une pratique courante dans le secteur de l’électricité.

Mais le principe de l’effacement peut-il être transposé à la ville ? Les principes tarifaires utilisés en électricité servent déjà dans des nombreux domaines de la ville. Ainsi l’abonnement des transports en commun est-il, comme en électricité, souvent corrélé à l’investissement dans les infrastructures, au travers du nombre de zone accessible ;  de même trouve-t-on des tarifs heures creuses dans certaines piscines, autoroutes et autres équipements publics qui chercher à lisser leurs flux. Quid de l’effacement ?

Pourrait-on imaginer qu’en cas de pic de traffic momentané (sortie de match, incident technique…) un opérateur de transport public puisse inciter ses usagers habituels à reporter de quelques minutes leur déplacement ? Avec les pass de transports numériques et la géolocalisation des smartphones, il est techniquement possible d’identifier des trajets habituels et de mettre en place des propositions d’effacement transport pour des usagers – évidemment volontaires – qui ont une forte probabilité d’utiliser le transport à un moment critique. L’incitation pour l’effacement ne serait pas forcement financière, elle pourrait être immatérielle (le fait de ne pas se retrouver bloqué dans les transports est déjà en soit un bénéfice) ou prendre par exemple la forme de points ou de bons offert par un partenaire commercial.

Transports, piscines, crèches, guichets… Nombreux sont les infrastructures et services de la ville qui doivent gérer des pointes d’activité plus ou moins prévisibles. Ces infrastructures et services pourraient bénéficier de mécanismes inspirés de l’effacement pour lisser leur pointe et réduire investissements et coûts de fonctionnement tout en garantissant un meilleur service. Les technologies ouvrent de nouveaux champs de possibilités pour suivre, analyser et informer les usagers permettant de nouveaux scénarios d’effacement. Restent à inventer les mécanismes incitatifs propres à chaque service afin de rendre la ville effaçable“.

 

Les modèles économiques de l’économie du partage

(schéma d’Edwin Mootoosamy)

Suites de la table-ronde

Les réflexions initiées dans cette table-ronde ont vocation à être poursuivies de deux manières. D’une part, dans le cadre des travaux de la Cité des Smart Cities. D’autre part, dans le cadre de l’étude qu’ibicity vient d’initier avec ses deux partenaires, Acadie et Espelia. Il s’agit d’une étude en souscription (c’est-à-dire sans commande préalable, mais sur la base d’une méthodologie proposée par le groupement), qui a démarré début novembre, grâce à un financement conjoint de l’ADEME et de l’Association des Maires de France (AMF). Cette étude, qui se poursuivra courant 2016, poursuit trois objectifs :

– Mettre à l’agenda cette problématique des modèles économiques urbains, en montrant qu’elle ne se réduit pas à une question budgétaire, fiscale ou juridique, mais qu’elle correspond à un enjeu politique, qui emporte des conséquences économiques, sociales et environnementales

– Donner à voir et à comprendre les transformations du financement de la ville et de ses services, en se focalisant sur la valeur créée par les services urbains, la nature des acteurs contribuant à la production de cette valeur et les payeurs finaux. Cette entrée permet de dépasser la technicité des circuits de financement pour en faire ressortir les enjeux stratégiques à l’échelle urbaine.

– Renforcer l’expertise des collectivités sur le sujet, en aidant les décideurs publics à se positionner face aux mutations en cours, à identifier les points de vigilance et les marges de manœuvre. A l’heure où les collectivités sont de plus en plus sollicitées par des opérateurs leur proposant une offre intégrée ou doivent faire preuve d’inventivité pour garantir l’adéquation entre leurs diverses recettes et les charges découlant des services qu’elles produisent, cette montée en compétence s’avère urgente et indispensable.

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