La privatisation de la culture, suite

“La culture, un business désormais comme les autres”, analyse les Echos de ce jour : “après le cinéma, l’édition et la musique enregistrée, tous les pans de l’univers culturel sont en voie d’industrialisation. Un phénomène qui s’accélère sous l’impulsion des grands groupes privés“. C’est évidemment une évolution qui fait largement écho aux mutations de la fabrique urbaine analysées dans ce blog.

Extraits :

On a d’abord cru que l’industrialisation de la culture se limiterait au cinéma, à la musique enregistrée, au livre. Puis, en une dizaine d’années, le paysage a changé, sur le marché de l’art, dans le spectacle vivant, dans les musées. Et aujourd’hui, plus aucun pan ne reste à l’écart de ce mouvement. En témoigne l’actualité de ces dernières semaines. Le marché de l’art d’abord : il vient de s’échanger 2 milliards de dollars d’oeuvres chez Christie’s et Sotheby’s à New York. Les deux multinationales de l’art ont mis en place pour cela des garanties financières exorbitantes et se sont même transformées en banquières : Sotheby’s a garanti la vente de la collection Taubman à hauteur de 500 millions de dollars, pour convaincre les détenteurs de ces oeuvres, et a aussi augmenté sa ligne de crédit bancaire jusqu’à 1 milliard de dollars pour proposer aux acheteurs des prêts. De quoi tenir à distance les concurrents moins puissants.

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Dans le spectacle vivant, on a vu en France des poids lourds émerger ces dernières années : Live Nation, tourneur de gros shows comme le Cirque du Soleil, mais aussi producteur des festivals Mainsquare à Arras, I Love Techno à Montpellier, Howl à Paris ; Vivendi, avec son label Universal, sa salle mythique l’Olympia, et depuis peu, le Théâtre de l’OEuvre ; Lagardère Unlimited Live Entertainment qui a racheté successivement les Folies Bergère, le Casino de Paris, le Bataclan, est actionnaire à hauteur de 20 % du Zénith de Paris, et produit ses comédies musicales (« Disco », « Salut les copains »…); Fimalac qui, après Comédia, Pleyel, et près d’une vingtaine de salles Vega en France, s’est offert récemment les théâtres de la Madeleine et de la Porte-Saint-Martin. Le holding de Marc Ladreit de Lacharrière possède aussi 40 % de Gilbert Coullier (M Pokora), de Thierry Suc (Mylène Farmer, Zazie…) et de Encore Productions (les Stones au Stade de France ou l’exposition Dinosaures à la porte de Versailles).

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Jusqu’à la gestion des musées, qui devient aussi un créneau rentable. Culturespaces, la filiale à 85 % de Engie, vient de se voir confier la programmation du musée Maillol. L’opportunité de monter des expositions d’art moderne et contemporain, complémentaires de celles proposées au musée Jacquemart-André qui s’arrêtent au XIXe siècle, ou au nouvel Hôtel de Caumont, acquis par Culturespaces à Aix-en-Provence. Avec sa douzaine de lieux exploités en France, des Arènes de Nîmes au Théâtre Antique d’Orange, de la Cité de l’Automobile à Mulhouse aux Carrières de Lumières des Baux-de-Provence, ce sont pas moins de 2,8 millions de visiteurs qui sont désormais accueillis par la filiale d’Engie chaque année… Plus que la RMN-Grand Palais, qui programme les Galeries Nationales et réalise des expositions dans une vingtaine de musées en France.

Tous ces acteurs privés, venus de la finance, de l’industrie, des médias, surfent sur l’engouement pour les loisirs et le divertissement. Tous ont compris l’intérêt dans une société ultramédiatisée, d’avoir une visibilité, des marques repères. Avec leurs méthodes de gestion, de communication, de commercialisation, leurs avancées digitales, tous sont venus révolutionner des pratiques encore souvent artisanales. Et, dans un paysage qui reste atomisé, la concentration ne fait que commencer ; elle pourrait même s’accélérer dans le spectacle vivant, fragilisé par les attentats.

Et nous soulignons la conclusion :

Face à ces évolutions, quel rôle peuvent jouer les acteurs publics ? Renforcer les efforts en recherche-développement d’artistes, favoriser l’émergence et la création, prendre des risques, là où le privé sera moins tenté de le faire. Problème : à l’heure où l’argent public se fait plus rare, ce n’est pas vraiment la tendance…

Comment le public doit-il renouveler ses modes d’action pour s’adapter à ce nouveau paysage des acteurs de la culture ? Et plus largement pour s’adapter au nouveau paysage des acteurs de la fabrique urbaine ? Tel est évidemment le principal défi dont doivent se saisir les acteurs publics.
Ci-dessous, la carte des équipements exploités par Vega (groupe Fimalac).

Pour aller plus loin, on pourra relire l’analyse du Monde sur la privatisation et l’industrialisation de la culture (ici), ainsi que l’ouvrage de Gilles Lipovetski consacré à l’essor du “capitalisme artiste” (ici).

Source : “La culture, un business désormais comme les autres”, Martine Robert, Les Echos, 4-12-2015, ici