J’ai aimé vivre là

“J’ai aimé vivre là” est un documentaire de Régis Sauder, sorti au cinéma le 29 septembre dernier, “un film dont la beauté tient à la part de rêve dont il est porteur” (Télérama).

“Pour ce film, Régis Sauder est parti à la rencontre des habitants de Cergy-Pontoise, sur l’impulsion de l’auteure Annie Ernaux. Il raconte : “Parallèlement à ces visites régulières, j’ai travaillé avec un groupe de lycéens pendant un an. Très vite, ils sont devenus mes alliés de fiction, me permettant en les suivant d’arpenter les lieux“.

Le réalisateur poursuit : “C’est avec eux que j’ai commencé à faire circuler les textes d’Annie Ernaux. Et très vite, ils m’ont dit s’y reconnaître, avoir le sentiment qu’ils traduisaient leur expérience. J’aime l’idée que la littérature irrigue mon travail, c’est le cas depuis Nous, princesses de Clèves évidemment. Elle est un formidable témoin qu’on peut faire circuler comme dans une course de relais d’un personnage à l’autre. […]Le film raconte ce lieu à travers les récits des habitants qui s’y croisent et façonnent son histoire“. (source : sortiràparis)

Bande annonce du film :

Egalement : ici.

Extrait de la voix off :

La sensation du temps qui passe n’est pas en nous. Elle vient du dehors, des enfants qui grandissent, des voisins qui partent, des gens qui vieillissent et meurent. (…) J’ai aimé vivre là, dans un endroit cosmopolite, au milieu d’existences commencées ailleurs, dans une province française, au Vietnam, au Maghreb, ou en Côte d’Ivoire. J’ai eu envie de retranscrire des paroles, des scènes, des paroles, gestes anonymes qu’on ne revoit jamais, des graffitis sur les murs effacés aussitôt tracés. Tout ce qui d’une manière ou d’une autre provoquait en moi une émotion, un trouble ou de la révolte.

 

A lire également l’interview d’Annie Ernaux dans le Monde du 28 septembre 2021. Extraits :

Parlons enfin du documentaire qui sort en salle cette semaine. On sent que votre collaboration a été d’une autre nature…

Déjà, je connaissais le travail de Régis Sauder, en particulier Retour à Forbach [2017]. Il est venu présenter son film au cinéma Utopia de Saint-Ouen-l’Aumône [Val-d’Oise], près de Cergy, et j’ai eu envie de le rencontrer. Il est arrivé à la gare de Pontoise sans rien connaître du lieu. Comme il était en avance, je lui ai proposé de lui faire visiter Cergy, notamment l’œuvre L’Axe majeur, construite dans l’exacte continuité de l’arche de la Défense, qui est tout à fait impressionnante et qui l’a ébloui. Quelques mois plus tard, après avoir lu mes textes où je parle de la ville, il m’a dit qu’il voulait faire un film et m’associer à son élaboration.

Qu’est-ce qui vous avait incitée à vous installer dans cette ville ?

Le pur hasard. Mon mari a postulé à un poste qui s’y créait. Nous avions la trentaine. On a trouvé que c’était bien d’être dans un endroit nouveau. C’était un peu rude quand même, à l’époque, il n’y avait rien, à part de la boue et des grues. Tous les gens qui se sont installés là entre 1972 et 1980 se considèrent un peu comme des pionniers.

On a l’impression que le film idéalise sciemment la ville. Quel est votre sentiment, vous qui l’habitez ?

C’est la vision de Régis, c’est certain. C’est une version ensoleillée, si je puis dire. C’est comme ça que je la vois moi-même quand il fait beau. Mais, au fond, je crois qu’elle est assez juste. On y respire un air plus vif qu’ailleurs. Les différences sociales y sont également moins marquées. Il y a là quelque chose d’assez exceptionnel.

Bien que grande adepte de l’oeuvre d’Annie Ernaux, ce documentaire nous avait échappé. Merci à Dominique Alba, directrice de l’APUR, de l’avoir évoqué hier lors de son intervention à la matinée “Habiter la France de demain” !

 

A découvrir ou lire également :

Le site www.annie-ernaux.org

L’interview d’Annie Ernaux dans Le Parisien du 17 janvier 2014 : “Ma mémoire est liée à la ville nouvelle” :

Pour la première fois, « La Vie extérieure », d’Annie Ernaux, est adaptée ce soir et demain au théâtre 95. Interprété par le metteur en scène du Vexin, Hugues Demorges, et la comédienne Corianne Mardirossian, ce texte écrit sous forme de journal a pour théâtre la communauté d’agglomération de Cergy-Pontoise, très présente dans l’oeuvre de l’écrivaine âgée de 73 ans, qui vit à Cergy depuis plusieurs décennies. Rencontre avec l’une des représentantes majeures de la littérature contemporaine française.

Dans votre oeuvre, vous évoquez souvent et largement Cergy. Quel lien avez-vous avec l’ancienne ville nouvelle?

ANNIE ERNAUX. Je vis à Cergy depuis 1975. J’ai mis beaucoup de temps à accepter cette ville qui ne ressemblait à rien de ce que j’avais pu connaître auparavant. Pour moi, elle n’avait ni mémoire, ni histoire. On pouvait le percevoir aux noms des rues, comme la rue des Vendanges-Prochaines! Puis, dans les années 1980, j’ai commencé à trouver Cergy fascinante et il m’est venu d’écrire sur cette ville, son quotidien, sous formes d’instantanés, comme des photographies du réel. Dans « La vie extérieure » et « le Journal du dehors », dont sont extraits les textes de la pièce créée ce soir et demain, je l’évoque à travers mes déplacements, mes activités de maman ou de professeur de lettres. J’ai enseigné deux ans au collège des Louvrais, à Pontoise, avant de rejoindre le Cned (NDLR : Centre national d’enseignement à distance).

 

Cergy est-elle une bonne matière pour un écrivain?

Oui! J’ai d’ailleurs un projet où je parlerai d’une autre façon de Cergy. Et avant cela, en avril, sortira « Regarde les lumières mon amour ». Ce texte décrit le grand spectacle d’un hypermarché, en l’occurrence les 3-Fontaines. Lorsque j’ai commencé à écrire sur la ville vers 1983-1984, la littérature française ne s’intéressait pas tellement à la banlieue et encore moins aux villes nouvelles, que certains sociologues appelaient encore les non-lieux! Mais là où il y a des gens, il n’y a pas de non-lieux. Cergy a aussi inspiré le cinéma, en particulier Eric Rohmer qui y a tourné en 1985 « L’Ami de mon amie ».

Avez-vous des endroits fétiches ?

Ce sont ceux où j’ai fait mon histoire, depuis presque quarante ans : le quartier de la Préfecture, Cergy Saint-Christophe, les Etangs, l’Axe Majeur et sa somptueuse perspective que je vois depuis ma maison, ou encore la gare, qui signifie pour moi les personnes qui arrivent ou qui viennent me voir, représentent les choses heureuses. Tout comme les centres commerciaux de l’agglomération, car j’aime aussi celui du Leclerc d’Osny (rires).

Comment avez-vous vu l’agglomération évoluer?

Lorsque j’ai emménagé à Cergy, la ville était en construction. Les quartiers de Cergy-Saint-Christophe et Cergy-le-Haut n’existaient pas encore ! J’ai senti vers 1989, avec l’ouverture de l’Université, que Cergy changeait. On commençait par exemple à voir des étudiants à Auchan. Ils détonnaient des clients habituels. Aujourd’hui, ma mémoire est liée à la ville nouvelle. Quand je m’y promène, beaucoup de choses me font repenser à ma propre histoire. Je revois la gare de Cergy-Préfecture avant qu’elle ne soit complètement modifiée, alors qu’elle n’avait pas 30 ans. Cergy est une histoire qui se fait. Des scènes que j’y vois me font penser à mon histoire. Comme la fois où, à un arrêt de bus, une mère et sa fille se parlaient avec acrimonie. Cela m’a rappelé ma relation avec ma mère.

Cergy va vous rendre hommage en 2014 ?

Je vais recevoir le titre de Docteur Honoris Causa de l’Université de Cergy-Pontoise, au cours d’un colloque international qui sera organisé autour de mon oeuvre en novembre à Cergy. Moi qui suis rebelle à toute forme de distinction, c’est la seule que j’accepterai. Parce qu’elle a du sens.