“Ilots privés, espace public”

A lire dans le Monde du 25 juillet 2019 un article d’Isabelle Régnier.

(Avec, au passage, un sous-titre qui ne dit pas exactement la même chose dans la version en ligne (“La récente livraison de deux îlots à Paris (quartier des Batignolles) et sur l’île de Nantes questionne la marge de manœuvre dont disposent les maîtres d’ouvrage”) et dans la version papier (“Deux nouveaux quartiers à Paris et à Nantes, questionnent la marge de manoeuvre des architectes”)).

Extraits :

Comment se construit le tissu de nos villes ? Quelles façons de vivre les nouveaux quartiers sont-ils en train de fabriquer ? Quelle part l’architecture prend-elle dans ces affaires ? Emblématiques des rapports de force à l’œuvre entre pouvoirs publics et intérêts privés, deux îlots fraîchement sortis de terre, le premier à Paris, aux Batignolles, l’autre sur l’île de Nantes, posent la question de la marge de manœuvre dont les architectes disposent pour modeler la vie de demain.

Les agences Tolila + Gilliland et TVK viennent de livrer une nouvelle pièce de la ZAC (zone d’aménagement concerté) Clichy-Batignolles, ce morceau de ville qui s’est érigé ces dernières années entre le boulevard périphérique, les rails de la gare Saint-Lazare, la rue Cardinet et l’avenue de Clichy : 342 logements, sept salles de cinéma (Les 7 Batignolles), un centre d’animation culturelle, des parkings, des commerces, le tout calé dans la petite parcelle triangulaire de 5 000 mètres carrés à la pointe nord-ouest du parc Martin-Luther-King, face aux Ateliers Berthier et au nouveau tribunal de grande instance.

Conscients de façonner la proue du navire de la nouvelle rue Mstislav-Rostropovitch, désireux d’atténuer l’impression d’une collection de bâtiments hétéroclites qui en émane, les architectes ont eu à cœur de fondre leurs visions en une seule plutôt que de proposer chacun la sienne, en se partageant le terrain. Pour traduire ce programme à la densité hors norme en un projet susceptible d’améliorer l’urbanité du quartier, ce pari sur l’intelligence collective était un prérequis.

Injecter du vide dans le plein

Cofondateurs des deux agences, Gaston Tolila et Pierre Alain Trévelo n’ont eu qu’une obsession : injecter dans ce plein le plus de vide possible. Cette idée contre-intuitive, incompatible avec le moindre geste ostentatoire, a produit une architecture un peu neutre au premier coup d’œil. Ses qualités se révèlent quand on fait physiquement l’expérience de sa volumétrie ouverte et accueillante, des perspectives éclatées, des jeux de décadrage.

Les architectes ont enterré les parkings et niché le cinéma dans le relief du terrain. Ils ont percé une venelle qui le sépare du centre d’animation, laissant filer la vue entre la rue et le parc, ont réparti les logements en trois bâtiments de double hauteur (culminant à 50 mètres), et les ont repoussés aux trois angles de la parcelle. Destinés à des publics différents (deux sont de l’habitat social, le troisième de l’accession à la propriété), ils ont été traités à égalité, comme les variations d’une partition unique où résonnent les échos de l’humanisme poétique d’Henri Ciriani et du pragmatisme idéaliste de Christian de Portzamparc.

Chaque bâtiment a sa personnalité, liée à la forme de sa façade et à la pigmentation du sable utilisé pour le béton préfabriqué (rosé, blanc, beige). Mais les principes de construction sont les mêmes, pensés pour pouvoir offrir plus de vues depuis l’intérieur, plus d’espaces extérieurs, pour ouvrir l’espace privé sur l’espace public, pour relier l’espace habitable au paysage, au ciel… L’intention est palpable lorsque l’on déambule dans le ravissant jardin construit sur le toit du cinéma, auquel ont accès, depuis le premier étage, les habitants des deux immeubles de logements sociaux. C’est là que souffle l’esprit des lieux, entre les talus plantés de grands arbres et de forêts de bambous, les moelleuses petites pelouses et le potager partagé.

Les canards du parc ne s’y sont pas trompés, qui viennent régulièrement s’y dégourdir les palmes. David, le gardien de l’immeuble, les mitraille en photo. Tombé amoureux de l’endroit, cet ancien coiffeur au look postpunk montre celle qu’il vient d’envoyer au concours organisé par la mairie du 17e arrondissement. Alors qu’il s’apprête à nous conduire à la terrasse du dixième étage, le patron de la société de nettoyage qui l’emploie fait irruption, nous demande de décliner notre identité et de produire une autorisation officielle de visite.

Les architectes n’ayant pas de preuve écrite à présenter, l’homme nous interdit de monter. Comme il interdit au gardien de contacter des locataires qui pourraient nous ouvrir leur porte. Le temps que la situation se débloque, les architectes évoquent les vertus de l’Atelier de conception Clichy-Batignolles, structure mise en place par la Ville de Paris pour harmoniser les visions de l’aménageur de la ZAC, de l’urbaniste, des opérateurs immobiliers, des maîtres d’œuvre… La municipalité aurait fréquemment soutenu leur vision, imposant aux promoteurs de concéder des espaces de loggias plus grands que la norme en vigueur pour les logements sociaux et de planter des arbres déjà adultes sur le toit du cinéma pour produire une profusion végétale. Signe des temps, les grilles qui séparent les résidences du parc Martin-Luther-King n’étaient en revanche pas négociables.

Un coup de fil du syndic ouvre enfin la voie du dixième étage. La vue grisante offerte depuis la terrasse aurait fait oublier ce petit incident si David, qui nous avait faussé compagnie entre-temps, ne nous avait pas retrouvés pour annoncer que son patron venait de mettre fin à sa période d’essai. Son rêve de reconversion se brisant sous nos yeux révèle en creux à quel point celui des architectes est fragile, tributaire de ceux qui en sont dépositaires. Si la direction des 7 Batignolles n’avait pas accédé, par exemple, à leur désir de rétrocéder à la sphère publique une partie de l’espace privé en perçant la venelle, on ne pourrait pas traverser le quartier comme on le fait aujourd’hui, via le cinéma. Et ce cinéma n’aurait sans doute pas cette allure de café accueillant.

Minéralité sans générosité

Autre lieu, autres mœurs. Sur l’île de Nantes, la très dynamique agence LAN vient de livrer le quartier Polaris. Opération purement privée réalisée pour Kaufman & Broad et par l’école hôtelière Vatel sur un terrain d’un peu plus d’un hectare situé au bord de la Loire, elle n’en offre pas moins un espace public à la ville : une vaste place ouverte, prolongée en de larges allées, que structurent six grands bâtiments (quatre construits par LAN, un par l’agence Abinal & Ropars et le dernier par l’Atelier Stéphane Fernandez).

Ici aussi, le programme est dense : 250 logements, sociaux pour partie, deux résidences étudiantes, des bureaux, l’école hôtelière, des restaurants et des parkings. Ici aussi, c’est le vide qui rend la densité respirable. Avec ses allures de Tetris géant, la volumétrie réveille un tissu urbain fatigué en multipliant les perspectives depuis et vers la ville. Mais la dure géométrie des blocs, la trame implacable des façades, la minéralité monumentale donnent au promeneur l’impression d’être largué dans un tableau de De Chirico ou dans un remake de Buffet froid, de Betrand Blier. Sans doute une végétation profuse aurait-elle réchauffé l’atmosphère. Les maîtres d’ouvrage se sont contentés du minimum, et le choix, inspiré par des considérations d’ordre écologique, fait par l’agence de paysagistes BASE de planter de jeunes arbres qui vont mettre des années à pousser surligne ce manque de générosité.

A l’intérieur, les programmes sont contraints par une logique de promotion immobilière que pousse à son comble la vente en état futur d’achèvement (VEFA), ce système qui impose aux futurs propriétaires d’acheter sur plan et aboutit généralement à interdire à l’architecte l’accès au chantier. Des trois agences engagées dans le projet, seul LAN a pu suivre les siens.

Associé et cofondateur de LAN, Umberto Napolitano a misé sur les espaces communs de ses bâtiments, sur les terrasses, notamment, creusées dans la masse, qui viennent ajourer ces gros volumes compacts. Les façades sont sa signature. Avec sa double peau d’aluminium gris, le bâtiment principal qui est aussi le plus haut (50 mètres) signale, de fait, le quartier à la ville. A l’emplacement des fenêtres, des rectangles percés de petits trous forment une trame régulière à double niveau : la façade coulisse comme un volet devant les grandes fenêtres ; elle est inamovible en revanche devant les petites, placées en dessous, qui ne servent qu’à l’aération. Le prix de ce fier manteau, autrement dit, a été facturé aux habitants.

Le travail de Julien Abinal et Stéphane Fernandez montre que d’autres options sont possibles, y compris dans un contexte aussi rigide. Matérialité plus sensuelle et géométrie plus délicate à l’extérieur, grandes baies vitrées qui aspirent la lumière à l’intérieur, chez le premier. Dans les logements du second, une plus grande hauteur sous plafond, imposée au promoteur au nom de la réversibilité des usages, et, dans les bureaux, la réverbération joyeuse des couleurs jaune soleil et bleu outremer qui recouvrent les murs du patio. La preuve que si l’on considère l’architecture comme l’art de faire des choix et de desserrer la contrainte, elle peut toujours faire mieux que se valoriser elle-même.

Source : “Ilots privés, espace public” – Le Monde du 25 juillet 2019 – Isabelle Régnier