Cinq nouveaux mots de la ville

L’annuel 2016 de l’IHEDATE vient de sortir. Outre des articles de Pierre-Henri Tavoillot, Philippe Duron, Martin Vanier, Pierre Veltz, Olivier Delahaye, Claire Colomb, Alexandre Sorrentino (entre autres), on y trouvera un article d’ibicity sur “les 5 nouveaux mots de la ville”. Le voici.

En 2014 la collection « Que-sais-je ? » publiait Les 100 mots de la ville.

Que-sais-je ?

Ce petit livre est à l’image de ses auteurs, Julien Damon et Thierry Paquot : riche, incisif, stimulant. Mais depuis trois ans, de nouveaux mots s’imposent pour décrire les réalités qui émergent sous l’effet notamment de la révolution numérique mais aussi de la contrainte financière, du défi environnemental et de l’évolution des mentalités. En voici donc cinq que nous rajouterions volontiers. Par ordre alphabétique bien-sûr (Les mots avec deux astérisques renvoient aux entrées du Que sais-je, ceux avec un astérisque aux 5 nouveaux mots) !

Agrégateur

Se positionnant comme intermédiaires entre des fournisseurs d’offre (de mobilité, de services bancaires, d’énergie) et des consommateurs d’offre, les agrégateurs permettent aux habitants-clients-usagers de comparer et combiner les offres qui leur sont faites. Ce rôle d’agrégateur n’est pas nouveau : par exemple les « centrales de mobilité » permettent depuis longtemps à l’usager, malgré la multiplicité des autorités organisatrices de transport et des opérateurs de mobilité sur un territoire, d’avoir un billet unique et des horaires coordonnés. Mais les agrégateurs, jusqu’à présent unidirectionnels et sectoriels, ont désormais la capacité d’élargir leur champ d’intervention en agrégeant les offres émanant de la multitude* (par exemple une offre de partage de son véhicule) et en combinant des offres relevant de plusieurs secteurs (par exemple une offre de logement couplée avec une offre de mobilité). Sidewalk Labs, la filiale d’Alphabet (maison-mère de Google), est l’archétype de ces nouveaux agrégateurs qui, en préemptant ainsi la relation avec l’usager, peuvent asservir les autres acteurs de la chaîne et viennent concurrencer les collectivités jusque dans leur fonction d’autorité organisatrice. Les agrégateurs opèrent le plus souvent via des plateformes*.

Multitude

L’émergence de la « multitude » (selon le concept forgé par Nicolas Colin et Henri Verdier) est au cœur de la nouvelle économie qui se met en place avec la nouvelle révolution industrielle qu’est la révolution numérique. Désormais, les individus-habitants-consommateurs deviennent producteurs, de données, de travail, d’information, de places libres dans leur voiture ou leur logement, d’énergie, et peuvent se mettre en relation entre eux indépendamment des grandes organisations, collectivités et entreprises. Les conséquences de l’évolution de cet habitant-consommateur, devenu producteur, sont nombreuses : brouillage de la distinction usager/client/consommateur/producteur ; brouillage de la frontière entre marchand et non marchand ; création de nouvelles recettes pour les usagers ; redistribution des capacités de production ou de financement… Ainsi, le site Airbnb incarne un nouveau modèle immobilier sans actifs propres, au sein duquel la propriété des chambres est éclatée entre une multitude d’individus. Zenpark permet à ses membres de se garer plus facilement en accédant à un « réseau intelligent de parkings partagés », ce réseau étant « constitué par des partenaires (hôtels, bailleurs résidentiels, entreprises, exploitants de parkings, bâtiments administratifs…) qui optimisent ainsi l’utilisation de leurs places ».

Plateformes

Au sens strict, une plateforme est un système technique qui permet de faire transiter des informations et des services et ainsi de mettre en contact offre et demande sur un marché spécifique. Par exemple, un « circuit court », comme un « smart grid » (réseau énergétique intelligent), est une « plateforme ». De manière plus large, la plateforme peut désigner l’écosystème complet de services, dont elle occupe le centre et qu’elle a contribué à développer en ouvrant des fonctionnalités sur lesquelles d’autres acteurs s’appuient pour développer leurs propres innovations : API (interfaces de programmation), kits de développement, open source, etc. (Conseil National du Numérique). Par extension enfin, la notion de plateforme renvoie de plus en plus à l’opérateur du système technique – Google, Airbnb, ou Uber sont des plateformes – et tend ainsi à se confondre avec l’agrégateur*. Les plateformes émergent ainsi comme une nouvelle infrastructure (au sens où elle constitue le soubassement de l’ensemble) de la ville. Ce nouveau modèle vient se superposer à « la ville des réseaux » qui s’était historiquement développée au 19ème siècle autour des grands réseaux techniques (adductions d’eau potable, égouts d’évacuation des eaux pluviales et des eaux usées, réseaux de transports en commun, réseaux de distribution de l’électricité et du gaz). L’existence de ces réseaux était nécessaire, et suffisante, pour fournir le service urbain. Désormais, dans un contexte où la révolution numérique a eu lieu et où le développement durable privilégie la sobriété, ce qui devient clef pour fournir le service urbain, c’est la capacité à adresser l’individu et à activer la multitude*, ainsi qu’à bénéficier de l’hybridation sectorielle par des circuits courts.

Temps réel

Un transporteur public national promet de fournir « l’info trafic en temps réel » ; une start-up lyonnaise suggère : « pour faciliter votre stationnement, retrouvez les emplacements et les disponibilités temps réel ». L’ajout de ce qualificatif réel à un temps qui n’est pas irréel est emprunté au langage informatique : les « systèmes informatiques temps réel » ne doivent pas simplement délivrer des résultats exacts, ils doivent les délivrer dans des délais imposés. L’émergence de ce terme dans le champ de la ville témoigne du fait que les temps des usagers de la ville sont de plus en plus différenciés (la notion d’heure de pointe a presque disparu) et que les nouveaux systèmes techniques (notamment les capteurs et surtout les smartphones qui permettent des informations montantes et descendantes, instantanées et localisées) rendent possible un « monotoring » permettant d’optimiser en continu les flux dans la ville en jouant sur cette différenciation des temps. Il devient ainsi possible d’appliquer à l’ensemble des flux de la ville les mécanismes d’effacement bien connus des énergéticiens : la réduction de quelques pourcents des pics d’embouteillage par une meilleure connaissance de l’état du trafic (voire avec des mécanismes tarifaires incitatifs incitant financièrement à différer un déplacement) permet ainsi d’éviter beaucoup de pertes de temps, de pollution et d’énervements, mais elle permet surtout d’éviter une nouvelle rocade sur un périphérique et plus largement, couplée à l’activation de la multitude*, d’ajuster en permanence l’offre et la demande d’infrastructures. Certes, les politiques temporelles cherchant à harmoniser les rythmes urbains** ne sont pas nouvelles. Mais elles peinaient jusqu’à présent à se généraliser, faute précisément de pouvoir prendre en compte les spécificités de chaque individu (et pas seulement de « catégories » d’individus), à chaque instant. Ceci est désormais possible.

Ville post-servicielle

Le constat de l’émergence d’une ville « servicielle », de plus en plus conçue en fonction d’un usage décorrélé de la propriété, n’est pas nouveau. Il correspond d’ailleurs au basculement opéré dans le monde des entreprises d’une approche centrée « offre » à une approche centrée « usage » et renvoie plus largement à la diffusion de l’économie de la fonctionnalité à l’ensemble des secteurs. Cette « City as a service » – par analogie avec ce qui a émergé dans le monde des logiciels (Software as a Service, Saas) et a déjà été transposé à la mobilité (Maas) – serait ainsi conçue comme un bouquet « tout compris » de services centrés sur l’usager, incluant l’hébergement (en ce compris la fourniture énergétique, l’eau, l’assainissement, les déchets), la mobilité, la sécurité, la santé, les loisirs, etc. Mais la révolution numérique fait franchir un pas supplémentaire à cette ville servicielle (d’où le qualificatif « post-serviciel »), à la fois en faisant de l’habitant-usager-consommateur un producteur de services urbains (cf. multitude*) et en permettant un hyper-ciblage qui permet une connaissance de la demande fine et instantanée. La reformulation de l’offre de services urbains et des périmètres sectoriels que l’on constate de fait témoigne ainsi de ce glissement serviciel mais aussi des nouvelles logiques de production à l’œuvre : la gestion des transports urbains bascule vers la gestion de l’offre de mobilité (publique et privée), la mission de distribution de l’énergie devient celle de favoriser la performance énergétique, le traitement des déchets fait place à l’économie circulaire, et l’immobilier vise de plus en plus à activer des usages.

Il faudrait encore rajouter beaucoup d’autres mots. Ce sera pour plus tard. Mais il y aurait sans doute aussi une entrée à supprimer : « smart-city »**. Certes, le terme peut être utile pour désigner certaines villes qui croient en des approches très technicistes pour améliorer leur fonctionnement. Mais nous pensons que le terme « ville intelligente » désigne plus largement la ville saisie par la révolution numérique. Si le terme a pu aider à appréhender une réalité émergente et protéiforme, force est de le constater : toutes les villes sont désormais intelligentes.

Que-sais-je ?

NB : les notes de bas de page ne sont pas reproduites. Cet article s’appuie largement sur le travail conduit avec Clément Fourchy (Espelia) et Nicolas Rio (Acadie) sur les nouveaux modèles économiques urbains (ici).

A lire également notre article dans le précédent numéro de “l’annuel de l’Ihedate” : Les acteurs privés de la ville : épisode 3.