Cimetières et spéculation immobilière

La fête de la Toussaint est l’occasion de revenir sur l’étonnant projet de « gare funéraire » du baron Haussmann à travers un petit texte que nous a amicalement transmis Alain Beltran, historien (et auteur du récent et stimulant ouvrage : “La vie électrique. Histoire et imaginaire (XVIII-XXIème siècle)” sur lequel nous reviendrons).

Haussmann

Napoléon III et ses conseillers avaient le souci dans le cadre de la rénovation urbaine de Paris d’assurer une meilleure hygiène et de la fluidité dans toutes les formes de circulation. Ce dernier concept était essentiel pour les personnes comme pour les biens afin d’assurer efficacité économique et amélioration du quotidien. Les détracteurs qui ne manquaient pas ajoutaient spéculation et mesures de sécurité.

De ce point de vue, les cimetières urbains ont toujours posé de redoutables défis car ils s’accroissaient fatalement et posaient quelquefois des problèmes d’hygiène. Ils ont été un sujet de polémique constant entre la ville et sa banlieue (d’autant que Paris s’est agrandi en 1860 et a donc englobé de nouveaux cimetières). Ces derniers représentaient une immobilisation foncière par définition destinée à s’étendre sans aucun bénéfice pour les riverains. Les cimetières parisiens étaient à la limite de leurs possibilités dans la seconde moitié du XIXè siècle. Les édiles mirent en avant le choléra qui avait commencé à Montmartre en 1865 en désignant particulièrement le petit cimetière de la butte où les morts étaient pratiquement enterrés dans l’eau. Ce dernier avait été ouvert en 1804 sous le nom de Champ du repos (angle rue Forest et rue Capron).

D’où l’idée d’établir en 1859 une grande zone funéraire sur le plateau de Méry-s-Oise. Tous les cimetières parisiens y auraient été regroupés (1000 hectares, 9 fois plus grand que les cimetières parisiens). Une liaison quotidienne aurait relié la « gare funéraire » de Méry-s-Oise à celle du cimetière nord (dit cimetière de Montmartre). Cette délocalisation des défunts ne fit pas l’unanimité. On accusa le projet de cacher une classique spéculation sur les terrains récupérés dans Paris qui brusquement prendraient de la valeur.

Un des rares soutiens fut celui d’Alexandre Dumas fils qui y vit justement « cette régénération de la capitale, par le mouvement général ». On dénonça un manque de respect pour les défunts. Le projet fut discuté au Corps Législatif et faisait encore la une des journaux en 1867 (Le Courrier de Paris) mais finalement le projet s’enlisa. On en connaît quelques illustrations comme le dessin de la gare funéraire par Albert Bassompierre. On ouvrit toutefois une annexe du cimetière du Nord à Saint-Ouen. Comme souvent, le projet refit surface après 1870. Le Préfet Ferdinand Duval le présenta à nouveau en 1872 et l’idée faisait la une des caricaturistes en 1874 (Le Journal Illustré, dessins de Robida, 3 mai 1874). En fait, Paris, non sans protestations, développa des cimetières à ses portes (de Pantin fin XIXè s. à Thiais en 1920).

(Alain Beltran)

Sur un sujet similaire mais à Tokyo, on regardera le précieux film de Natacha Aveline (bien connue des lecteurs de la Revue Foncière) : Mourir à Tokyo, où comment les cimetières résistent-ils dans une ville où le foncier est aussi cher ?

tokyo

La bulle foncière des années 1985-1990 a profondément modifié le visage de Tokyo. Une bonne partie du tissu pavillonnaire s’est brutalement verticalisé pour donner à la capitale nippone l’allure d’une capitale mondiale. Pris dans la tourmente, les cimetières ont également connu des mutations, parfois même assez spectaculaires. Reste t-il une place pour les cimetières dans la capitale nippone, considérant les fortes contraintes foncières auxquelles elle est soumise ? Le film Mourir à Tokyo témoigne de la résistance opiniâtre des espaces de la mort en dépit de l’explosion urbaine et des mutations, parfois radicales, qui les affectent. L’éclatement du modèle rural de la tombe familiale au profit de tombes individuelles a accru la demande d’emplacements funéraires, rendant ce marché très lucratif. Celui-ci fonctionne désormais selon des logiques très proches des marchés immobiliers, d’où l’intervention très remarquée des sociétés immobilières, en particulier dans deux domaines : l’aménagement de grands cimetières privés en banlieue et l’assistance technique auprès des communautés bouddhiques pour l’aménagement de nouveaux espaces funéraires dans l’enceinte de leurs temples.