Avec qui ferons-nous la ville demain ?

Les 8èmes entretiens du Club Ville et Aménagement se sont tenus jeudi et vendredi derniers jours à Strasbourg. Au menu d’un programme très riche, une plénière de clôture où six intervenants devaient, en 10 minutes, répondre à une même question : “Avec qui ferons-nous la ville demain ?”.
ibicity était l’un de ces six intervenants, aux côtés de :
– François Bellanger, fondateur de Transit City
– Patrick Le Galès, doyen de l’Ecole Urbaine de Sciences Po
– Catherine Trautmann, vice-présidente de l’Eurométropole de Strasbourg et ancienne ministre
– Guillaume Poitrinal, président de Woodeum, ancien PDG d’Unibail
– Robert Herrmann, président de l’Eurométropole de Strasbourg.
On trouvera ici la vidéo, et ci-dessous la retranscription de notre intervention. C’est parti pour 10 minutes chrono !

« Avec qui ferons nous la ville demain » ? Pour répondre à cette question, ce que je vous propose, c’est qu’ensemble, pendant 10 minutes, on joue au jeu du qui et qui de la fabrique urbaine. Avec, pour ma part, deux convictions. Primo, le jeu des acteurs de la ville est effectivement en pleine transformation. Secundo : cette transformation est à l’œuvre, ici et maintenant, et pas seulement ailleurs et demain.

Pour commencer, je vais distinguer deux grandes familles d’acteurs, de joueurs : d’un côté, ceux qui étaient déjà là, les historiques ou les anciens, et de l’autre, les nouveaux, ceux qui font leur apparition. On va commencer par ces nouveaux venus pour ensuite s’interroger sur la manière dont leur arrivée bouscule les joueurs historiques.

Il y a d’abord des joueurs qui étaient déjà là, mais qui se transforment. C’est notamment le cas des habitants ou des usagers, qui changent de rôle. Avant, ils étaient principalement en bout de chaîne. Maintenant, ils participent de plus en plus à l’élaboration de ce qu’ils achètent ou utilisent – c’est tout l’enjeu de l’habitat participatif ou de la concertation dans les projets urbains. Et surtout ils deviennent producteurs : d’énergie, de données, de places libres dans leur voiture ou dans leur logement, de financement. Ils deviennent ainsi ce qui Nicolas Colin appelle la « multitude ». Cette multitude est précisément, selon lui, ce qui caractérise le changement à l’œuvre avec la révolution numérique : au 20ème siècle, le moteur de l’économie, abondant et peu cher, c’était le pétrole, au 21ème siècle le moteur de l’économie, abondant et peu cher, c’est l’individu, l’ensemble des individus ainsi transformés, qui peuvent se mettre en relation entre eux indépendamment des grandes organisations.

On a ensuite des joueurs qui existaient déjà mais qui font leur entrée dans la fabrique urbaine et s’affirment désormais comme des acteurs à part entière de la ville.

Les collectivités locales sont en première ligne dans la lutte contre le réchauffement climatique et l’énergie devient de plus en plus une problématique essentielle pour les villes. Les énergéticiens se saisissent ainsi de cette évolution et jouent désormais un rôle de plus en plus important, par exemple sur les projets immobiliers mais aussi sur les projets de mobilité, autour du déploiement de la voiture électrique.

Une autre porte d’entrée dans la fabrique urbaine est le numérique, avec à la fois les infrastructures physiques du numérique (capteurs, réseaux) mais aussi les systèmes de traitement de l’information et des données. On dit qu’IBM a créé le concept de ville intelligente et son ambition est d’aider à décloisonner les silos. Et l’an passé, Google a créé Sidewalk, une filiale dédiée aux problématiques urbaines.

Enfin, on a des grands groupes qui changent de métier. C’est le cas par exemple de Xerox, qui fait encore des photocopieurs, mais qui est surtout devenu le leader mondial des systèmes de gestion de parkings. C’est surtout le cas d’Orange qui devient de plus en plus une banque, en tirant parti du fait qu’il tient le principal point de contact avec le client via le téléphone mobile, mais aussi un opérateur de mobilité. Vous savez qu’Orange peut utiliser les traces laissées par les téléphones portables pour cartographier les flux de déplacement, et qu’il vient de racheter une start up américaine pour créer du wifi à partir des véhicules en circulation. De manière générale, on assiste à une forte hybridation des secteurs (du fait des évolutions technologiques, et du primat l’utilisateur final, et ceci va encore s’accentuer avec les objets connectés), qui va accélérer les évolutions stratégiques.

On a ensuite les vraiment nouveaux.

Les maîtres d’un chaînon, ce sont ces entreprises, souvent des start-up, qui peuvent se positionner sur un tout petit maillon de la chaîne : par exemple la maquette numérique, ou l’impression 3D dans le bâtiment, ou la construction en bois. Et la valeur qu’ils créent sur ce chaînon est telle qu’elle leur permet potentiellement de contrôler et de disrupter l’ensemble du secteur.

On a aussi les plates-formes, qui renvoient à la multitude dont j’ai parlé tout à l’heure, et qui aident à cette mise en relation entre les individus. Airbnb est souvent présenté comme un acteur disruptif du tourisme, mais je pense que c’est d’abord un acteur disruptif du logement.

Enfin, on a les agrégateurs, qui se placent comme intermédiaires entre des fournisseurs d’offre (de mobilité, de services bancaires, d’énergie) et des consommateurs d’offre. Ces agrégateurs permettent aux habitants-clients-usagers de comparer les offres qui leur sont faites, mais aussi de les combiner. Par exemple dans le transport ce sont des centrales de mobilité, qui permettent, malgré la multiplicité des autorités organisatrices de transport et des opérateurs de mobilité sur un territoire permettent à l’usager d’avoir un billet unique et des horaires coordonnés. Ils préemptent ainsi la relation avec le client et peuvent asservir les autres acteurs de la chaîne.

Forcément, ces nouveaux acteurs modifient considérablement le jeu de la fabrique urbaine. Celle-ci devient beaucoup fragmentée et mouvante, et la création de valeur évolue et se déplace. De nouvelles opportunités apparaissent, considérables (sobriété environnementale et financière, services sur mesure) mais aussi de nouveaux risques, majeurs (protection de la vie privée, obsolescence de systèmes urbains très technologiques). Et cela doit impérativement interpeller les acteurs publics.

Côté Etat, je pense qu’il y a un vrai enjeu de prendre la mesure des changements à l’œuvre. Par exemple si on veut réfléchir sur le logement abordable, il me semble qu’il faut absolument intégrer dans le raisonnement les bouleversements liés à l’économie du partage.

Côté collectivités, elles ont un double défi. D’une part, elles doivent inventer de nouvelles manières de faire les projets sous contrainte financière. D’autre part, simultanément, elles doivent repenser la manière dont elles peuvent contrôler cette fabrique de projets urbains devenue beaucoup plus fragmentée et complexe.

De la même manière, les opérateurs traditionnels sont fortement bousculés.

Les banques, on l’a vu, sont menacées par le crowdfunding et de nouveaux acteurs comme Orange. Et en même temps, elles sont sur un chaînon qui est complètement stratégique et qui concerne toutes les étapes de la vie d’un projet.

Côté groupes de BTP et promoteurs, soit ils peuvent être complètement court-circuités, par exemple par les agrégateurs ou les maîtres d’un chaînon ; soit au contraire ils peuvent s’affirmer comme les nouveaux ensembliers de la fabrique urbaine. Avec une question clef : quelle est aujourd’hui l’échelle pertinente de leur intervention : est-ce la parcelle, le macro-lot, le lot XXL ? Cette question de la maille des opérations me semble devoir être un enjeu essentiel du dialogue entre aménageur et promoteur.

Enfin les aménageurs, eux aussi, ont fort à faire : ils doivent faire de l’aménagement avec moins de subventions publiques et sans dégrader la qualité urbaine et « l’abordabilité » de la ville ; ils doivent impérativement anticiper les nouveaux usages s’ils ne veulent pas livrer des quartiers obsolètes dès leur livraison ; et sans doute, ils doivent répondre des problématiques nouvelles. Par exemple, avec les enjeux de mutualisation, on voit bien que les systèmes techniques sont de plus en plus intégrés à une échelle plus locale que les systèmes urbains traditionnels, et les problématiques de gestion de ces nouveaux morceaux de ville prennent une place plus importante.

Une fois qu’on a dit tout cela, la question que vous vous posez sans doute, que vous devez vous poser si j’ai été convaincante, c’est est-ce que vous serez encore, est-ce que nous serons encore là, dans 3 ans, pour les prochaines rencontres du Club Ville et Aménagement ? Il me semble que la réponse est : OUI. A une condition : comprendre que les règles du jeu ont changé, ou plutôt que le type même de jeu a changé.

Avant, nous étions comme les pièces d’un jeu d’échec : les mouvements de chacun étaient rigoureusement définis en fonction du nom de la pièce : la tour avance tout droit, le fou avance en diagonale, l’aménageur achète le foncier, le promoteur prend le risque de commercialisation, et ainsi de suite. Désormais, on est comme dans un jeu de go : les jetons ont tous la même liberté de mouvement et ce qui compte c’est la manière dont ils se positionnent les uns par rapport aux autres.

Après, la comparaison avec ces deux jeux s’arrête là. D’abord, parce qu’aux échecs comme au jeu de go désormais, le meilleur joueur est un nouvel entrant, Google. Mais surtout parce que dans ces deux jeux, l’autre joueur est un adversaire. Au contraire, il me semble que le défi que l’on a devant nous, c’est de faire en sorte que tous ces acteurs de la ville que l’on vient d’évoquer soient d’abord des partenaires.

 

Pour une version moins “ludique” et plus “consultant” de la réponse à la question “avec qui ferons-nous la ville demain ?”, on pourra se référer à notre intervention début mars lors du Réseau National des Aménageurs (RNA) : ici.

Concernant les nouveaux entrants de la fabrique urbaine, on renverra volontiers à notre “veille sur les nouveaux entrants de la fabrique urbaine” : ici, et à quelques articles que nous avons publiés comme “Dessine-moi une ville Airbnb” (ici) ou le désormais un peu ancien “La nouvelle privatisation des villes” (ici). Une “actualisation” de cet article est à paraître dans le prochain numéro de la revue de l’IHEDATE sous le titre : “Les acteurs privés de la ville – épisode 3”.

Sur le COMMENT ferons-nous la ville demain, autrement dit COMMENT FERONS-NOUS LA VILLE COPRODUITE ?, plusieurs billets tentent d’apporter une réponse, notamment : Qui aura les clefs de la ville “clef en main” ?

Enfin, nous sommes également intervenus dans ces journées du Club Ville Aménagement lors de la table-ronde sur “Le fait métropolitain interroge les aménageurs”, avec une intervention centrée sur “les nouveaux modèles économiques métropolitains” :

et en vidéo : ici

Sur ce sujet, on pourra notamment lire :
– notre billet “La ville effaçable et autres histoires d’économie urbaine”
– notre article dans Futuribles : “La ville restera-t-elle gratuite ?” : ici

… en attendant la sortie de notre étude sur “Les nouveaux modèles économiques urbains” !