A Rome

“Si séduisante, si décorative que soit la campagne italienne (…), elle est sans vie pour l’imagination : c’est toujours le saltus romain, l’au-delà anonyme et inanimé de la ville, livré au sommeil mural épais. Aucune chance de découvrir ici, comme Meaulnes égaré, une vieille tourelle pointant au coin d’une sapinière. On comprend, à son absence, tout ce que le château, chez nous essentiellement campagnard, embusque dans le terroir français de tension imaginative et de surprise parfois féerique. Les princes ici ne voisinent pas avec les bergères. Rien d’autre, ou presque, que le palazzo urbain, collé mur à mur contre le palazzo voisin et hostile : les guerres seigneuriales du Moyen Age sont ici des guerres de rues, où on s’épie en voyeur d’une tour à l’autre, non des embuscades de haies. Les petits noyaux de vie compacts des villes, où la fureur de vivre et de dominer, de tuer et de créer, s’est exaltée jusqu’à la folie, sont semés au milieu d’un espace inerte, résiduel, qu’ils ont démagnétisé. Le tissu rural chez nous est infiniment plus vivant que ces guérets anhydres ; en revanche la petite ville française, elle, respire à peine, au prix des nodules urbains d’Italie, comprimés, bourrés d’énergie comme des grenades”.

 

“Il y a une bonhomie romaine, qui n’est pas seulement le fait de la vie de tous les jours, mais qui naît du coudoiement sans façon, abrupt, de toutes les époques, de tous les styles, de tous les songes de la pierre, et de tous les degrés dans l’art de bâtir. L’extraordinaire, la chaotique mixité architecturale romaine en fait le pôle opposé du rêve de pierre, frigide, impeccable, homogène, cohérent, et en somme tout à fait baudelairien, qu’est une capitale comme Leningrad, mais la vie fait alliance avec ce fouillis urbain à quatre dimensions, où on change de siècle non seulement en changeant de quartier, mais parfois en changeant d’étage, où les églises font leur nid dans les débris d’une colonnade corinthienne, où des taudis populaires branlent du chef sur un soubassement quiritaire, et où les arcs de triomphe, avant d’accéder à la dignité de ruines, ont passé par l’état de châteaux forts”.

 

Julien Gracq, Autour des sept collines