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L'individualisation de l'individu est un des axes de transformation majeurs que nous avons identifié dans notre étude sur les nouveaux modèles économiques urbains. De manière très schématique, elle désigne le fait qu'alors que l'individu était jusqu'à présent saisi au travers de la catégorie qui le représentait (CSP, "jeune", "retraité"....), il est désormais possible de "calculer au plus près" et de s'adresser à lui en fonction de ses caractéristiques propres.

Si de telles évolutions sont possibles, sont-elles pour autant souhaitables ?

Pour y répondre, quittons momentanément le domaine de la ville pour regarder ce qui se passe dans le domaine de l'assurance.

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Extrait de l'article "Santé : faut-il faire payer les assurés en fonction de leur mode de vie ?" - Le Monde – 6 septembre 2016

« Que seriez-vous prêt à dévoiler de votre vie privée pour payer moins cher votre assurance ? Cette question vous semble incongrue et pourtant, à l’heure des objets connectés et du big data, les assureurs sont désormais capables de mesurer précisément les risques individuels pris par chaque consommateur. A partir de la masse de données collectées, ils lancent des offres dépendant du comportement des particuliers. Les clients jugés vertueux selon les canons de l’assurance obtiennent des ristournes sur leur prime lorsque les autres sont pénalisés.

Mardi 6 septembre, Generali France, filiale de l’assureur italien Generali, a présenté son nouveau programme d’assurance au comportement, « Vitality ». Une option proposée avec sa complémentaire santé ou prévoyance collective, développée en partenariat avec la société sud-africaine Discovery. Il sera effectif à partir du 1er janvier 2017. Une première en France. Les entreprises clientes pourront alors choisir d’activer le programme pour leurs salariés, qui seront libres de le rejoindre ou non.

Le principe ? Le salarié commence par faire un bilan de santé en ligne, en renseignant de multiples données : l’état civil, l’âge, le poids, la taille, mais aussi l’alimentation, la pratique d’activités physiques, la qualité de son sommeil, les derniers bilans sanguins… Et ce n’est pas tout, il doit détailler sa situation par rapport au stress, sa consommation de tabac, sa fréquence de rencontres des professions médicales, etc. Le programme recueille aussi des données à partir des objets connectés (bracelet podomètre, balance connectée…) si le particulier en possède.

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Si le salarié atteint les objectifs fixés par l’application (faire 10 000 pas par jour, réduire sa consommation de cigarettes, par exemple), il bénéficie alors de réductions chez les partenaires de Generali (comme l’enseigne de cartes cadeaux Wedoogift.com ou le Club Med). En Allemagne, où le programme est couplé à une assurance santé individuelle, les clients profitent de réductions sur leur prime d’assurance, ce que ne permet pas la réglementation française. « Il est aussi interdit par ce biais de réaliser une sélection médicale déguisée, en clair évincer les assurés jugés à risques pour maximiser les profits », avance M. Philippon.

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Cette évolution de l’assurance s’explique par la profusion de données que les outils du big data permettent d’analyser et par la nécessité pour les assureurs d’avoir une gestion plus fine des risques. Mais aussi par « la volonté du consommateur de ne pas être traité comme les autres, de ne pas payer pour les autres », estime Jacques Richier, PDG d’Allianz France.

La segmentation permise par l’analyse des informations comportementales serait aussi synonyme de « plus de justice, relève M. Demurger. Il y a quelques années, un jeune homme de 19 ans qui venait d’avoir le permis était matraqué sur son assurance automobile, même si sa conduite était exemplaire »

De fait, les assureurs vendent déjà des offres automobiles fondées sur le comportement des conducteurs, où les données sont moins sensibles que dans le secteur de la santé. Direct Assurance, filiale d’Axa, propose, depuis le 1er avril 2015, « You drive » (« Vous conduisez ») aux automobilistes ayant le permis depuis moins de sept ans. Un boîtier installé dans leur voiture mesure l’accélération, le freinage, la fréquence d’utilisation de la voiture, le type de routes empruntées, l’allure par rapport à la vitesse moyenne du trafic… Chaque fin de mois, le client obtient un score de conduite et voit sa prime varier de – 50 % à + 10 % par rapport au tarif obtenu lors de la souscription. « Par exemple, si votre prime d’assurance s’élève à 100 euros mensuels, à la fin de chaque mois vous payez de 50 à 110 euros », détaille Godefroy de Colombe, PDG de Direct Assurance.

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Point de vue de Thierry Beaudet, président de la Mutualité française
Extrait de l'article « Le monde mutualiste s’oppose à l’assurance santé comportementale » - Le Monde – 23 septembre 2016

La communication est rodée. La technologie est a priori maîtrisée. Lancée par Generali, l’offre Vitality existe et soulève de légitimes interrogations. A première vue, la compagnie d’assurances cherche simplement à récompenser les assurés qui adoptent un mode de vie « sain ». Des avantages commerciaux (voyages, produits cosmétiques, culturels ou sportifs) sont distribués à ceux qui lèvent le voile sur une partie de leur vie privée. Les données personnelles demandées vont de l’alimentation au poids, en passant par le sommeil, l’activité physique, la consommation de tabac, le rapport au stress, jusqu’aux bilans sanguins.

Cette offre est présentée comme un dispositif de prévention. Conduire sa santé comme une automobile mériterait un bonus. A l’instar du conducteur prudent, le consommateur vertueux de biens, produits et services de santé sera traité de manière privilégiée. Pourquoi le monde mutualiste n’est-il pas d’accord avec une telle initiative ? La santé relève de nombreux déterminants génétiques, sociaux, environnementaux, qui influencent le comportement de chacun. Gérer le risque santé est donc d’une tout autre nature que la plupart des autres risques pour lesquels des liens de causalité peuvent être clairement définis.

Qui a jamais eu l’occasion de choisir ses gènes, ses parents, son milieu de naissance et d’éducation ? Au nom de quoi la chance d’être en bonne santé devrait-elle être récompensée ? Faudrait-il alors punir de leur malchance celles et ceux qui sont malades ou doivent vivre une situation de handicap ? Le soin mis à sélectionner les risques et les catégories dans la population interroge nombre d’innovations. Peut-on, au nom de la prévention qui concerne tout le monde, sélectionner la partie bien portante de la population qui a déjà la possibilité économique, sociale et culturelle d’y consacrer du temps et des moyens ou, au contraire, doit-on amener à la prévention celles et ceux qui en sont éloignés ?

Pense-t-on sincèrement que les fins de mois difficiles, le chômage, un logement déficient n’ont pas de conséquences sur l’état de santé, sans même évoquer le « bien-être » ? Faut-il y ajouter la double peine d’une défaveur traduite demain par un montant supérieur de cotisation ?

Risques cardiovasculaires accrus, moindre espérance de vie en bonne santé, plus grande tendance au surpoids et à la consommation de tabac et d’alcool : tel est aussi le quotidien des populations défavorisées. Faut-il rappeler que ces populations sont les moins sensibilisées aux démarches de dépistage et de prévention ? Je crois profondément en l’innovation et à l’utilisation des données de santé. Celles-ci peuvent évidemment contribuer à une meilleure information du patient, à de meilleurs comportements, à une plus grande sécurité dans l’usage des médicaments, à une plus fine évaluation de nos établissements de soins. Il faut, bien sûr, aller plus loin qu’aujourd’hui dans l’utilisation de données dans l’intérêt des patients et de leur santé. Mais il y a des limites qu’assureurs santé nous devons nous imposer.

Le meilleur équilibre doit présider entre la dimension personnelle et la dimension collective de la santé, entre le bénéfice individuel et l’esprit de solidarité, entre l’intérêt du marché et l’intérêt général. Telles sont les convictions des mutuelles, entreprises privées à but non lucratif, qui protègent plus d’un Français sur deux et sont le premier acteur de prévention santé sur les territoires.

La santé comporte une importante dimension collective. La meilleure prévention en santé doit pouvoir s’adresser à toutes et à tous. En cela santé et prévention posent la question de la société dans laquelle nous voulons vivre demain. Ensemble ou séparément ?

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